Baudouin Jannink, éditeur d’art contemporain
Créées en 1976, les éditions Jannink se sont tournées en 1991 vers l’art contemporain en donnant directement la parole aux artistes. Elles rassemblent aujourd’hui, dans la collection « L’art en écrit », les plus grands noms de l’art contemporain tels que : Christo, Gilbert & George, Antonio Saura, Baselitz, Panamarenko, Villeglé, Arman, Opalka, Soto, Adami…
Le Mot et la Chose (par la voix de Marc Michiels) a demandé au créateur des éditions Jannink, Baudouin Jannink, de revenir sur ce voyage artistique et éditorial.
Le Mot et la Chose : Racontez-nous comment cette histoire a débuté ?
Baudouin Jannink : L’histoire de la maison d’édition a commencé en 1976. L’attrait pour ce métier m’est venu en faisant un stage d’un an au journal Partir, qui était similaire à Géo. Cela m’a permis de comprendre comment fonctionnait un journal, qui faisait quoi, comment on cherchait de la documentation, en particulier des images, comment on gérait les photographes et leurs droits, comment s’effectuait une maquette, quelles étaient les relations avec les auteurs, journalistes, employés et fournisseurs. Cette dernière catégorie était très importante car l’équilibre du journal était instable, même déficitaire, et la gestion du paiement des fournisseurs en devenait problématique.
J’ai commencé à publier des livres de sciences humaines, plutôt axés sur l’Histoire, ainsi que des livres pour enfants. Ainsi, au même titre qu’au journal Partir, il y avait du texte et des illustrations. Dans les premières éditions (Histoire de France, Histoire du socialisme, Histoire d’Israël, etc.) nous avons cru bon de faire des livres grand public mélangeant textes et photos. Pour ce qui est des livres pour enfants, nous nous sommes rendu compte qu’il fallait des livres à bas coût – pour ne pas massacrer le budget des familles – et donc faire un tirage élevé pour diminuer le coût unitaire. Qui dit grand tirage, dit réseau de diffusion très large pour écouler les stocks.
Pour un jeune éditeur, la diffusion est problématique, on est refusés par à peu près tous les grands diffuseurs-distributeurs classiques. Il faut donc trouver de petites structures qui, elles, s’avèrent être inefficaces puisque peu connues des libraires, profession indispensable à l’écoulement des livres. Ainsi, abandonnant livres pour la jeunesse et sciences humaines, je me suis tourné vers l’art moderne et contemporain. Secteur encore plus difficile peut-être, car le public est assez restreint et fréquemment réticent à l’achat de livres dont il n’apprécie pas le contenu. En effet, l’aspect novateur de l’art contemporain est d’être incompris par la plupart des gens, qui maintiennent le plus souvent une position conservatrice dans leurs goûts artistiques. La solution consistant à faire des tirages limités et à donner directement la parole aux artistes m’est apparue comme la plus pertinente. Ce qui était à l’époque totalement novateur.
MC : Quel est selon-vous la singularité de la collection L’art en écrit ?
BJ : La singularité première de la collection réside dans sa démarche. C’est-à-dire donner la parole aux artistes, les laisser totalement libres d’écrire ce qu’ils veulent. Les seuls impératifs sont le format (12,5 x 21 cm) et le nombre de pages (48), qui sont immuables. La deuxième singularité est qu’il y ait un tirage de tête, limité à environ 285 exemplaires, comprenant chacun une œuvre originale signée, la plupart du temps unique.
MC : Pourquoi avoir limité cette collection à l’origine et le regrettez-vous aujourd’hui ?
BJ : Comme dans la chanson, je ne regrette rien ! Le chiffre de 100 titres est un chiffre rond, et crée un horizon mental et réel, que l’on peut appréhender. Par ailleurs, les jeunes artistes actuels n’ont pas la même envie qu’auparavant de participer à des projets de ce type, incluant l’écriture, qu’ils trouvent souvent difficile, et la réalisation d’un assez grand nombre d’œuvres, qui peut freiner leur ardeur. Les artistes sont également devenus beaucoup plus internationaux et leurs préoccupations sont souvent ailleurs que portées vers l’écrit, qui selon eux n’améliorera pas leur renommée. Cela n’améliorera pas non plus leur situation financière, étant donné que dans les contrats que nous passons avec les artistes, il n’y a pas de rémunération prévue autrement qu’en ouvrages.
Cette collection est présente en intégralité au Musée d’art moderne et contemporain du Val de Marne (MAC/VAL).
MC : Est-ce à dire que votre vision a trouvé son « sein » ?
BJ : Le MAC/VAL n’est pas le seul établissement à posséder l’ensemble des parutions. A Paris, on peut citer également la bibliothèque Forney, la bibliothèque Sainte-Geneviève, l’école des Arts décoratifs. A Genève, le Musée d’art et d’archéologie, par exemple. La bibliothèque Kandinsky en possède également une grande partie. Cela forme un ensemble de lieux très différents. Dans cette optique, le MAC/VAL est l’un des divers lieux au sein desquels la collection s’incarne. Il faut également mentionner le fait qu’un certain nombre de particuliers possèdent la totalité de la collection, certains ayant même réservé le même numéro à chaque nouvelle parution.
MC : Quelles sont les anecdotes, les souvenirs d’artistes qui vous ont le plus surpris, amusés, étonnés ?
BJ : Il y en a tellement ! Avec Roman Opalka dans un train. Après plusieurs rendez-vous sur la terre ferme, le rencontrer dans la voiture-bar m’a permis de consolider un accord qui était resté flou depuis de nombreuses années !!
Gilbert & George encore, qui disaient être trop paresseux pour écrire. Il fallait donc les interviewer, obtenir leur accord sur les réponses de l’interview, faire un texte qui ne ressemble plus à cette interview mais qui corresponde à leur pensée et leur démarche. Ils ont trouvé cette solution très agréable et n’ont pas changé un seul mot de ce qu’on leur a proposé !
Pour le livre de Franck Scurti, il a souhaité procéder d’une manière originale, en me donnant rendez-vous dans différents lieux pour qu’il commente, à sa façon, ce qu’il voyait (expos dans un musée, dans une galerie, dans son atelier, dans notre bureau…) pour ensuite aller s’asseoir dans divers bars de la capitale et mettre au propre son texte tout en buvant des bières de manière à en récupérer les sous-bocks !… Au final, le livre s’intitule Cinq à sept, et les dessous de verre, à l’effigie de chaque bar, ont constitué la base des œuvres.
Pour Jean Dewasne, cinq rendez-vous dans son atelier n’ont pas suffi à changer un mot de ses écrits qui, selon notre avis, étaient insuffisamment compréhensibles, même pour un public avisé. C’était un homme charmant, qui a tenu bon malgré mes remarques d’éditeur expérimenté !
MC : Quels ont été les plus grands refus de la part d’artistes que vous n’avez finalement pas pu éditer ?
BJ : Pierre Soulages, qui, à mon grand étonnement, a spécifiquement refusé. D’autres tels Richard Long, Thomas Hirschorn, John Armledder, Jean-Pierre Raynaud ou Christian Boltansky utilisent la technique de l’évitement, ne disant jamais non, mais faisant traîner les choses espérant sans doute que, de guerre lasse, j’abandonne. Dans un autre registre, Roberto Matta, m’a dit oui, me faisant venir chez lui en cachette de sa femme, qui elle n’était pas d’accord ! Elle a eu le dernier mot…
MC : Vous avez suivi le monde de la bibliophilie. Comment voyez-vous l’avenir des éditeurs rattachés au domaine de l’art ?
BJ : L’édition, d’une manière générale, est en péril. Chacun sait que les librairies ferment à tour de bras, que la lecture numérique se développe parallèlement, etc. L’édition d’art à tirage limité peut continuer à trouver sa clientèle, même si celle-ci se raréfie également. Pour abonder dans le sens du cliché habituel, je dirais que les jeunes ne lisent pas et n’ont pas d’argent.
MC : Que conseilleriez-vous à quelqu’un qui souhaiterait créer aujourd’hui sa maison d’édition ?
BJ : Toute personne souhaitant créer une maison d’édition doit savoir que le chemin est long, coûteux, et demande à son fondateur d’accepter que chacun de ses progrès arrive à la vitesse d’un escargot. S’il a de l’argent à dépenser, s’il a des auteurs percutants et qui peuvent trouver leur public, pourquoi pas. Sinon…
MC : Vous envisagez de créer une nouvelle collection axée bande-dessinée. Pourquoi ?
BJ : Parce que la bande-dessinée d’art contemporain est un domaine en plein développement. J’aimerais m’y lancer, mais ce n’est pour l’instant qu’à l’état de projet.
MC : Pour finir, si vous aviez 20 ans aujourd’hui, que feriez-vous ?
BJ : J’envisagerais la vie avec enthousiasme et n’écouterais pas les prémonitions pessimistes de ceux qui sont toujours prompts à dire que rien ne va et rien ne marche.
Entretien réalisé par Marc Michiels pour Le Mot et la Chose
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