Baudelaire et Jeanne, L’amour fou, Brigitte Kernel (par Sylvie Ferrando)
Baudelaire et Jeanne, L’amour fou, Editions Écriture, mars 2021, 296 pages, 21 euros
Ecrivain(s): Brigitte Kernel
Mois après mois, Brigitte Kernel nous donne un compte rendu vivant et minitieux, fictionnel et documenté de l’évolution des relations amoureuses de Charles Baudelaire et de sa maîtresse Jeanne Duval, la « mûlatresse » native de La Réunion, de Saint-Domingue ou de Saint-Barthélémy – on ne sait – et comédienne sans beaucoup de succès, mais femme libre et à forte personnalité, sans doute un peu plus âgée que le poète. Ce qui caractérise la relation étonnante qui unit Charles à Jeanne, c’est la dépendance sexuelle et affective : toujours Charles sera « en manque » de Jeanne Duval, malgré les critiques récurrentes de son entourage – sa mère d’abord, Caroline Aupick, qui jamais n’acceptera l’union déclassante de son fils avec cette catin, prostituée bisexuelle, à peau noire et sans morale, et ses amis, tels Nadar ou Manet qui ne l’aiment pas. Ruptures et périodes de vie commune ne cessent d’alterner au cours des 25 années que durera leur liaison, jusqu’à la mort de Baudelaire, aphasique et paralysé, en août 1867.
Au-dela du récit de cette relation passionnelle, orageuse et à éclipses, c’est un tableau de la bohême artiste post-romantique ou symboliste qui est dessiné. Baudelaire fait deux infidélités de taille à Jeanne Duval. En 1852, Baudelaire l’abandonne pour Apollonie Sabatier, dite « la Présidente », demi-mondaine qui tient salon le dimanche dans son appartement de la rue Frochot dans le 9e arrondissement de Paris. On y retrouve la fine fleur du monde littéraire de l’époque : Maxime Du Camp, Alexandre Dumas père, Ernest Feydeau, Gustave Flaubert, Théophile Gautier, le dédicataire des poèmes de Baudelaire, Edmond de Goncourt, Alfred de Musset, Gérard de Nerval… Mme Savatier, devenue Sabatier, est une très belle femme, qui rit beaucoup. Baudelaire est sous le charme, elle devient sa nouvelle muse. Avec cette courtisane, il a l’impression d’échapper à l’emprise de Jeanne Duval et à celle de sa mère qui ne cesse de l’entretenir financièrement. Le poème, A celle qui est trop gaie, est inspiré par Mme Sabatier, mais quand celle-ci cèdera à ses avances, il s’en désintéressera. Jeanne est jalouse pendant toute l’année 1852.
En 1854, c’est de l’actrice Marie Daubrun que Charles est amoureux, une jeune actrice « blonde au teint pâle ». C’est elle qui inspire Invitation au voyage. Jeanne ne supporte pas cette relation, d’autant que Marie Daubrun joue dans de plus prestigieux théâtres qu’elle. La Duval tombe malade : avant Charles, la syphilis la rend peu à peu paralytique. C’est le début d’un lent déclin de la santé du couple, marqué par le procès des Fleurs du mal en 1857 (pour offense à la morale publique) et par la seconde édition du recueil en 1861.
Grâce à, ou malgré ces tumultes amoureux, Jeanne est au cœur de la vie créatrice de Baudelaire. De nombreux poèmes lui sont dédiés parmi lesquels La Chevelure, Parfum exotique, Le Balcon, mais aussi cinq des six pièces condamnées de l’édition de 1857 des Fleurs du mal : Le Léthé, Les Bijoux, Lesbos, Femmes damnées, Les Métamorphoses du vampire. La personnalité sulfureuse de Jeanne est au cœur du travail d’alchimiste de Baudelaire.
Sylvie Ferrando
Brigitte Kernel, productrice d’émissions littéraires pendant vingt-cinq ans sur France Inter de 1990 à 2015, est l’auteure de quelque vingt ouvrages, biographies, essais, entretiens et romans, dont Agatha Christie, le chapitre disparu (2016), Jours brûlants à Key West (2018), Le Secret Hemingway (2020). Baudelaire, et Jeanne L’amour fou est le premier ouvrage d’une nouvelle collection, Passions littéraires, où paraît simultanément Rimbaud, dernier voyage, d’Alain Vircondelet.
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