Balle perdue, Nane Beauregard (par Catherine Dutigny)
Balle perdue, Nane Beauregard, Éditions Maurice Nadeau, Coll. À vif, mars 2024, 159 pages, 19 €
Edition: Editions Maurice NadeauLas Vegas, 7 septembre 2002, une fillette de neuf ans, Genesis Gonzales, est tuée d’une balle perdue lors d’un règlement de comptes entre gangs rivaux. Lors d’un procès en 2003, Pascual Lorenzo est reconnu coupable du meurtre et condamné à la peine capitale. Ayant fait appel de la décision, un second procès aura lieu en 2007, procès largement couvert par la presse locale mais aussi par les réalisateurs français de documentaires, Jean-Xavier de Lestrade et Rémy Burkel, qui le diffuseront sous le titre Justice à Vegas, Une balle Des Vies perdues (1).
Nane Beauregard s’est immergée dans ce fait divers et a sans doute passé des heures, des journées, des nuits entières à visionner, revoir et revoir encore ce documentaire de 52 minutes pour « parvenir à mettre des mots et comprendre qui était ce jeune homme énigmatique qui cachait un terrible drame derrière ce visage de sphynx qui m’intriguait et semblait m’appeler ». La curiosité et l’interrogation se transforment peu à peu en compassion face à ce jeune homme latino-américain, mutique, qui a refusé la perche tendue par le procureur qui lui proposait de plaider coupable dans l’espoir de voir sa peine réduite dans le meilleur des cas à une quarantaine d’années d’emprisonnement.
Il se dit innocent de ce qu’on l’accuse, choisit délibérément une position quasi suicidaire où la chaise électrique, spectre déjà bien réel au terme de son premier procès, se profile de plus en plus nettement comme ses défenseurs et en particulier Ivette Maningo, son avocate commise d’office, n’ont de cesse de lui rappeler et parce qu’il se refuse à nommer le vrai coupable. Pourquoi ? lui demande-t-on. « There’s no why » (2) est son unique réponse. Code de l’honneur, peur de représailles à l’encontre de sa famille ?
Le procès se déroule et les chapitres courts s’enchaînent, nourris de phrases longues, scandés d’anaphores, rythmés d’interrogations, de questions lancinantes, de tissage de liens entre des regards et des phrases prononcées, pour tenter de trouver la pellicule d’humain dans le sordide.
De la compassion, l’auteure glisse peu à peu dans l’empathie pour l’accusé mais aussi pour les victimes.
D’abord Genesis, elle aussi d’origine hispano-américaine, la fillette dont on dira peu de choses, dont on se contentera d’une photo d’elle, toute souriante un jour de Noël, puis les femmes, mères, sœurs, de l’accusé ou de la victime, surtout de Tania la sœur de dix-sept ans de Genesis, si mature, si émouvante et dont elle fait un portrait d’une extrême délicatesse. Les hommes, les pères sont absents, disparus : « La disparition des hommes, celle des pères, on n’en parle pas, c’est un fait acquis qui ne pose plus question depuis longtemps et ne surprend plus personne ici /…/ Les hommes, ici, c’est comme ça, soit ils sont en prison, soit ils sont morts et généralement de mort violente, ou alors ils sont au diable. Il n’y a pas d’autre destin pour eux (p.87). Elle le fera d’autant plus naturellement et avec une force quasi tripale tant l’absurdité des faits, les déclarations des témoins et des comparses sont un immense fatras de contradictions, d’incohérences.
Longues incantations littéraires qui glissent vers le mystique lorsque Nane Beauregard capte au travers des prénoms « Pascual » et « Genesis » des références bibliques et qu’à la vue des sœurs de l’accusé, groupées et soudées dans leur malheur, s’impose à son esprit le tableau « Agnus Dei » de Jan van Eyck. Et l’auteure d’ajouter : « C’est cette croyance dans la possibilité d’un rachat pour l’être humain, qui prédomine dans l’Agnus Dei, et qui court aussi comme un fil rouge, tout le long du procès (p.108).
Dieu est omniprésent dans la bouche de ces femmes, ces véritables mater dolorosa, qui s’en remettent à sa justice plutôt qu’à celle des hommes dont on comprend aisément qu’elle puisse être très en deçà de ce que l’on est en droit d’attendre lorsque la vie d’un être humain est en jeu, aussi bien en visionnant le documentaire qu’en lisant le livre de Nane Beauregard. Une justice dont se moquent ouvertement et avec un culot incroyable, la plupart des témoins cités à la barre.
C’est en poursuivant sa démarche qu’elle finit par associer à jamais les destins de Genesis et Pascual : « En vivant, il lui octroie une place au-delà de sa mort terrestre et une forme de reconnaissance, un petit morceau d’éternité qu’elle n’aurait pas eu sans lui. Sans lui, elle n’aurait été qu’une balle perdue et il lui offre une place dans l’histoire, il la sauve de l’oubli et en fait celle qui va le sauver de lui-même. C’est ce miracle, et si miracle il y a, il est là, réalisé par ce procès (p.109).
Un livre écrit « À vif » et qui mérite amplement sa place dans la Collection du même nom des Éditions Maurice Nadeau.
Catherine Dutigny
(1) https://www.youtube.com/watch?v=Cy3r9JF4cYc&ab_channel=b5s468dt4n
(2) « Il n’y a pas de pourquoi ».
Nane Beauregard est écrivaine et psychanalyste. Elle a publié cinq romans dont : J’aime (chez Pol), L’amour, simplement (chez Joelle Losfeld), et La fissure (chez Ramsay). Elle écrit aussi des nouvelles, fait des photos et des textes à partir de ces photos, collabore à des revues d’art contemporain et écrit des scénarios. Balle perdue, publié par les Editions Maurice Nadeau, est son sixième roman
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