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Ballade du vent et du roseau, Christian Viguié (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel le 24.03.22 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Poésie, La Table Ronde

Ballade du vent et du roseau, Christian Viguié, La Table Ronde, mars 2022, 224 pages, 18 €

Ballade du vent et du roseau, Christian Viguié (par Marc Wetzel)

 

« J’aime bien ma pensée

lorsqu’elle est plus haute qu’une ortie

plus ronde qu’une pierre

Elle devient un objet concret

comme une clé qui ouvre une serrure

Il y a une serrure pour regarder un arbre

une serrure pour le ruisseau

une autre pour un mot

il y a aussi la serrure d’un éclair

pour que la pensée devienne un éclair… » (p.126) ==>

Le titre du recueil dit le chant de deux éléments : le vent, qui souffle, siffle et slalome (il est, fluent et influent, comme l’air qui avance) ; le roseau, lisse, mince et droit (fragile et flexible, comme de l’eau qui pousse). Quel que soit le sens du titre, on doit y voir d’abord signe (avec l’ortie, la pierre, le taureau, la ronce, le tournesol…) de la pensée vivement naturelle du poète : être simple roseau – même « pensant » – oscillant dans le vent des choses, cela lui irait bien, car les « choses » sont co-signataires du « contrat fascinant » (p.136) qui lie, dit-il, Christian Viguié au monde. Enfance de roseau (?) dans la délicate et ondoyante complicité d’une famille, mais jeunesse ligotée au vent (?), captive de ses sautes (il a connu, au début de sa vie adulte, la solitude et la misère de l’errant). Il en aura, de toute façon, gardé intransigeante naïveté et fraternité plutôt farouche !

 

« Pourquoi écouterais-je les gens

lorsqu’ils évoquent les montagnes lointaines

les palais qu’ils ont visités

les lèvres écumeuses de la mer ?

Pourquoi ne le répètent-ils pas à d’autres

à ceux qui ont regardé

ce qui fut déjà regardé ?

Que pourrais-je de bon cœur leur répondre ?

À quoi cela servirait-il de leur rétorquer

qu’un vagabond ne parle jamais de voyage ?

La solitude et la beauté

l’ont déjà transpercé jusqu’aux os » (p.57)

 

La poésie de Christian Viguié est un pragmatisme lyrique, généreux et tragique : pragmatisme (le devenir réel est le renouvellement multiple du fini, et nous n’en sommes et n’y participons qu’à ce titre, p.159), lyrisme (le Tout de l’être pourrait être beaucoup plus pauvre ou monotone qu’il n’est, et, à la première personne d’une parole juste, tout devient digne de chant), générosité (le mystère du réel est à tout le monde), tragique (la vie humaine ne sait même pas comment elle peut demander pourquoi, et quand, avec la mort, il ne pourra plus y avoir aucun comment, il ne devra plus y avoir de pourquoi sensé, ni même de raison des pourquois passés). Ces quatre modalités font que l’intuition et le récit sont, chez Viguié, une même chose :

 

« Des paysans m’ont traité d’“étranger”

le jour où il y eut un violent orage

Le ciel était devenu noir comme de l’encre

et le tonnerre tapait sur son tambour

pour faire vibrer la terre

“Pourquoi attires-tu les démons ?”

Ils se sont cachés à l’intérieur de la grange

et m’ont laissé dehors

afin qu’un éclair me foudroie

Je n’ai compris ni leur haine

ni leur colère

et suis resté prisonnier de ma surprise

lorsque la grange a brûlé » (p.28)

 

Une vision pragmatique de la vérité même : « D’ailleurs si vérité il y a/ je me disais/ qu’elle servait uniquement à transformer l’ordre du monde » (p.141). Elle est moins pour lui abri (à quoi bon mettre la réalité en lieu sûr ?) qu’élan, moins apparition de ce qui fonde le réel (concevoir le pays de l’être) qu’accès à ce que le réel permet (« voir ce qui fait paysage », p.142). Voir la vérité d’un bourdon piégé, c’est ainsi savoir lui ouvrir le monde :

 

« Ainsi je peux penser à des choses idiotes

à ce bourdon orange et noir qui vrombit autour de moi

Il ne prend en considération nulle transparence

ignore ce qui le sépare du dehors

et frappe furieusement contre la vitre

Je pense à la vie de ce bourdon

à la fois terrible simple et sublime

sans savoir quel adjectif il emportera

et lui ouvre la fenêtre »

 

Christian Viguié a une vision pragmatique de sa pensée : penser est pour lui accueillir les choses et les mêler à l’inconnu de nous-mêmes. « Il n’y a là nulle métaphysique/ je mêle simplement ce que je ne sais pas de moi/ avec ce que je vois », p.142. C’est souligner malicieusement que, depuis Descartes, la métaphysique consiste plutôt à mêler ce qu’on ne voit pas à ce qu’on croit savoir de soi ! Le poète s’illusionne d’ailleurs peu sur la majesté de nos facultés spirituelles : une flaque réussit déjà bien ce que la conscience prétend inaugurer : « refléter une partie du monde » (p.143) ; une « brouette brinquebalante » sait déjà (p.140), comme l’imagination, « trimbaler » son matériel de chantier dans un bâtiment restant à agencer ; ma liberté de jouer un coup sans précédents (p.163) n’est que fantaisie « d’emporter avec moi/ un poisseux jeu de cartes/ dont il manque les rois et les reines » ; les capacités de synthèse et d’abstraction de la raison (p.130) sont, respectivement, comme un « acier » (un alliage forcené de substances) et une « faux aiguisée » (de propriétés coupées de leurs choses, ou les unes des autres) . Définitivement chez Viguié, le comptoir de présence aura déserté l’école :

 

« … je ne veux plus trouver une explication au temps qui passe

à ces mouvements qui broient le nom des choses

sachant que c’est le temps qui m’a appris à parler

à faire trembler l’or d’une flaque ou d’un mot

Il n’y a pas là grande philosophie

Il y a vallées collines arbres isolés ou forêt

arbustes murets ou fleurs

tout ce qui pourrait constituer le pourquoi

ou le comment de mes idées

Il y a là la manière dont je passe

moi qui demeure immobile

à l’abord d’un pré » (p.104)

 

L’évocation des proches disparus, des morts familiers, est aussi véritable méthode de présence. La nostalgie exprimée est inter-personnelle toujours, elle est mémoire, non des autres, mais de leur expérience passée, elle fait souvenance des (abolis) contacts avec le monde qu’eurent les ascendants. La parole fossilise aisément leurs gestes disparus. Le poète ainsi les rencontre et restitue partout, et c’est ce qui lui permet de voir sa propre mort comme objectivement, depuis ses morts : père, mère, mais tout autant son poisson rouge (p.138) :

 

« Dans le bocal

il y a un poisson rouge mort

Il continue à tourner

comme s’il ignorait cette triste évidence

ou si les objets autour de lui

ne détenaient plus aucune valeur

pas même celle d’attester de l’impassibilité du monde

Il tourne à l’intérieur d’une horloge vide

indique une heure

qui ne sera inscrite dans aucun temps

aucune mémoire »

 

Cette poésie, même quand elle est amoureuse –

« pour avoir la chance de t’approcher

moi qui ne suis ni loup ni montagne

ni cerf ni rivière

moi qui amplement te regarde

avec la douleur de te voir passer… » (p.98)

– est une constante leçon d’attention au temps et au monde. Elle pointe les inerties dans l’usage de soi, la résignation – en vieillissant – à avoir de moins en moins de vie de rechange, l’inanité des « dieux avec leurs clés cassées », notre propension, vivants, à laisser exactement comme des morts le réel sans surveillance, et notre refus de parler en « homme simple », qui sortirait, pour autrui, de complaisance et confusion, « en laissant une clé sur la table » (p.168). Extraordinaire impression, ici, de belle et juste écriture, par un utilement grand poète :

« comme lorsque l’on pose un sac

et que perdure son poids transparent

sur les épaules »

 

Marc Wetzel

 

Christian Viguié, né en 1960 à Decazeville, est actuellement instituteur et vit près de Limoges. Parmi ses récents recueils de poésie : Limites (2016), et Damages (2020, Prix Mallarmé 2021), chez Rougerie. Il est aussi essayiste, dramaturge, auteur de nouvelles et romans. Il a reçu plusieurs prix littéraires.

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A propos du rédacteur

Marc Wetzel

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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.