Babylone, Yasmina Reza
Babylone, août 2016, 224 pages, 20 €
Ecrivain(s): Yasmina Reza Edition: Flammarion
Ce nouveau roman de Yasmina Reza, construit comme un drame qui culmine avec la citation de l’exergue « Le monde n’est pas bien rangé, c’est un foutoir. Je n’essaie pas de le mettre en ordre » (Garry Winogrand) rappelle étrangement, par certains aspects, l’histoire du meurtre par Louis Althusser de sa femme Hélène Rytmann. Dans ce roman qu’on pourrait caractériser par l’expression de « fausse amitié » ou de « la fin d’un amour », il semble que ce soit le statut de la parole qui est interrogé. Alors que Yasmina Reza est auteur dramatique (encore) plus que romancière, si l’on en juge par le nombre de titres de sa bibliographie appartenant à l’un et l’autre genre, on est frappé dans ce livre par les points de convergence stylistique qu’il présente avec une pièce de théâtre. Plusieurs faits de langue concernant les discours rapportés incitent à ce rapprochement. Tout d’abord, le style direct et incisif du dialogue théâtral se retrouve, en filigrane ou en relief, dans les phrases courtes et le registre de langue pour le moins familier du roman : « La femme doit être gaie. Contrairement à l’homme qui a droit au spleen et à la mélancolie. A partir d’un certain âge une femme est condamnée à la bonne humeur. Quand tu fais la gueule à vingt ans c’est sexy, quand tu la fais à soixante c’est chiant ».
En outre, on est saisi par le grand nombre de phrases exprimées au discours indirect : « En nous quittant, Bernard a demandé qui était la femme aux cheveux rouges et le type à la mèche giscardienne» ou « elle lui a fait savoir également que… », ainsi que par le non moins grand nombre de discours narrativisés, ainsi que les appelle Dorrit Cohn, synthèses de paroles qu’on imagine exprimées : « Bernard a aussitôt déblatéré sur Catherine Mussin, nous engueulant de ne pas être venus le délivrer» ou « On lui a raconté l’incident avec Georges qui a eu toute sa sympathie ». Enfin, une multitude de « faux dialogues » viennent émailler le récit : « A un moment donné on a entendu Lambert dire, toutes les idées de gauche me désertent peu à peu. A quoi Jeanne a répliqué, avec une audace qui aurait été suicidaire il y a quelques années dans le même cénacle, moi elles ne m’ont jamais habitée ! »
Aux paroles explicites, exprimées sous la forme de tirades ou, plus souvent, de stychomythies en prose, ou encore insérées au sein de paragraphes ininterrompus, comme ci-dessus, s’ajoutent les paroles intériorisées du discours indirect libre – « Mais peut-être que c’était plus grave. De l’indifférence, du dédain ? » –, celles des discours narrativisés et enfin, faits proprement romanesques, les alternances de situations ou d’événements du présent et du passé entremêlés racontés par la narratrice.
Toutefois, à Deuil-l’Alouette, lors de la reconstitution des faits de la fin du roman, on rejoue une deuxième fois le drame, comme dans un deuxième acte qui reproduirait les événements fictionnels, sans les atermoiements, hésitations, phases de réflexion ou de doute qui les accompagnent habituellement. « Ils étaient le passé. Je savais que je les voyais pour la dernière fois ». C’est la reconstitution des faits de la fin du roman. Le théâtre est féru de ces redites : ainsi Yasmina Reza elle-même dans Trois versions de la vie, ou le deuxième acte d’En attendant Godot de Samuel Beckett.
Au titre Babylone est attachée une référence explicite, un souvenir d’enfance de Jean-Lino Manoscrivi, dont le père lui lisait le verset de l’exil du Livre des Psaumes : « Aux rives des fleuves de Babylone nous nous sommes assis et nous avons pleuré, nous souvenant de Sion ». Il ne s’agit pas pour autant d’un livre exprimant la douleur, le souvenir, la culpabilité, mais bien plutôt d’un livre dont le point crucial réside dans les actes de langage et leur pouvoir illocutoire, pragmatique, performatif même, qui, au-delà des faits, engage les énonciateurs jusqu’à l’ultime limite, jusqu’au point de non-retour. La conclusion du roman pourrait tenir dans ces mots de la narratrice : « J’ai repensé à l’expression créer du lien, et j’ai lancé le thème des concepts creux. On en a trouvé un paquet et parmi eux est curieusement arrivé celui de tolérance. C’est Nasser El Ouardi qui l’a avancé, défendant l’idée que c’était un concept stupide en amont, la tolérance ne pouvant s’exercer qu’à condition d’indifférence ». Le principal défaut des personnages de ce roman, mis en relief par la lucide Yasmina Reza, pourrait en effet bien être l’indifférence.
Sylvie Ferrando
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