Avilion, Robert Holdstock (par Didier Smal)
Avilion, Robert Holdstock, Folio, 2015, trad. anglais, Florence Dolisi, 528 pages, 9,90 €
« Je suis l’un des neuf aigles […]. Je suis l’un des neuf cerfs. Je suis l’un des neuf hommes perdus dans la forêt qui ont protégé une enfant. Je suis l’une des neuf voix. Je suis toute la vie qui s’est déroulée avant moi… ». Ainsi s’exprime Peredur, guerrier mythologique issu d’un fonds légendaire celtique, durant cette quête tant guerrière qu’existentielle qu’est Avilion. Ce roman est le cinquième et ultime volet d’une suite d’histoires relativement indépendantes les unes des autres et pourtant profondément imbriquées qui forment le cycle de La Forêt des Mythagos, création géniale et ambitieuse de l’Anglais Robert Holdstock étalée entre 1984 et 2009. Peredur s’exprime de la sorte car, comme chacun des personnages de ces cinq romans, il est une histoire et en contient de nombreuses à raconter, des histoires terribles puisque mythologiques, des histoires à la frontière entre notre monde et ceux contenus dans la forêt des Ryhope, des histoires racontant avant tout la quête de soi.
Dans Avilion, qui peut se lire indépendamment des quatre tomes précédents, ce sont deux enfants nés du couple entre Steven Huxley, un Anglais humain, et Guiwenneth la légendaire (est-elle l’archétype de Guenièvre ?), une « mythago », Jack et Yssobel, qui tentent de se définir entre leur « côté rouge » et leur « côté vert », entre le Sang et la Sève, puisque les deux irriguent leurs veines. Cette « Sève » est donc celle de la forêt des Ryhope, vestige de la forêt primordiale situé quelque part dans le Herefordshire, dans laquelle vivent des « mythagos », ainsi que les a nommés George Huxley, le père de Steven, lorsqu’ils en a découvert l’existence : des êtres nés de l’imaginaire commun ancestral, avec leurs variantes temporelles et spatiales, à qui donne vie cette forêt sur laquelle l’espace et le temps n’ont aucune prise, les deux semblant infinis une fois qu’on est sous ses frondaisons, peut-être entraîné par le cours du Sticklebrook, cette rivière qui devient fleuve au sortir de l’Angleterre et met des mois à y couler à nouveau.
« Images de Mythes », les « mythagos » sont des êtres créés par la forêt à partir de nos croyances, à partir de nos plus anciennes histoires, celles qui peuplent l’inconscient collectif – et Holdstock plonge leurs racines dans le néolithique au fil de ce cycle passionnant. Dans Avilion, outre Peredur, il y a Légion, cette armée rassemblant tous les braves morts au combat et errant d’une guerre à l’autre pour secourir qui doit l’être (mais ratant le coche d’Alésia…), ainsi qu’Ulysse avant Ithaque, personnage sublime dont tombe amoureuse Yssobel alors que Steven, son père, lui a déjà raconté la vie à venir de ce jeune Grec, ou encore Arthur au moment de sa fatale et ultime rencontre avec Morthdred, ou encore le Jagad, cette magie qui permet à des guerriers d’être fidèles à leur serment jusqu’à les reprendre un à un. On croise aussi des Iaelven (des elfes, peut-être malfaisants, peut-être créateurs de l’humanité) et des dryades craignant pour la vie de leurs arbres. On croise tout un peuple constitué de nos plus anciennes histoires, de nos plus anciennes croyances, auxquelles Holdstock donne un relief saisissant en leur offrant une narration neuve et pourtant ancestrale.
Cette narration, dans Avilion, prend la forme de rappels discrets d’épisodes des volets précédents, racontés par des personnages du présent roman, qui eux-mêmes prennent parfois la parole le temps d’un chapitre, en particulier Guiwenneth (ses « Rêves » brouillent sa propre perception du sens à donner à sa création en tant que « mythago »), et Vif-Argent (qui oscille elle aussi entre deux identités, et s’en sortira par l’amour). Cette multiplication des voix et des points de vue permet à Holdstock d’insérer des parties poétiques puissantes, mais aussi d’inciter le lecteur à ne se fier à aucune histoire, à toujours reprendre la narration au début, puisque chacun, à l’image des Iaelven, raconte sa propre vérité – ou est en quête de sa propre vérité, les deux n’étant pas incompatibles.
Entre Yssobel qui s’enfonce plus avant dans la forêt des Ryhope pour y retrouver son grand-père, Peredur, et en faire plus qu’une légende, et Jack, qui désire franchir la lisière du monde humain, connaître cette part de ses origines (« tu verras le monde que tu voix en rêve et qui t’obsède depuis si longtemps »), c’est la question d’un choix à poser, d’une identité à découvrir qui transcende ce cinquième et dernier volet de La Forêt des Mythagos. Holdstock, au terme de ce roman qui est aussi le plus accessible, le plus évident du cycle, met ainsi dans la bouche d’Yssobel des vers apaisants, conclusion d’une longue et vigoureuse épopée parsemée de déchirures :
« On s’y rencontre, on s’y sépare.
On y joue à l’amour dans le brouillard.
On tourne et on tourne au hasard
Puis on s’arrête et on réfléchit.
On choisit la route de sa vie.
On s’y développe, on y grandit.
Les désirs s’y affirment enfin
Jusqu’au prochain embranchement
De la croisée des chemins ».
De « prochain embranchement », il ne saurait être question puisque Avilion est aussi l’ultime roman signé par feu Holdstock. C’est surtout son plus beau, dans lequel son art de la narration, et de l’imagination de personnages vibrants et concrets, et son goût pour les histoires anciennes s’expriment de la façon la plus pure mais aussi la plus profonde. Un chef-d’œuvre, et, pour les néophytes, une porte d’entrée dans La Forêt des Mythagos. Quitte à s’y perdre.
Didier Smal
Robert Holdstock (1948-2009) est un auteur britannique de fantasy à laquelle il mêle de nombreux éléments mythiques, celtiques en particulier. La Forêt des Mythagos est son cycle le plus connu avec Codex Merlin.
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