Averroès ou le secrétaire du diable, Gilbert Sinoué
Averroès ou le secrétaire du diable, octobre 2017, 304 pages, 20,90 €
Ecrivain(s): Gilbert Sinoué Edition: Fayard« Venus des étoiles, descendent des parfums enivrants et résonnent des mélopées anciennes, tandis que, adossée aux remparts de la Ville rouge, la nuit parle à ma mémoire.
Je suis venu comme l’eau.
Je suis venu comme le vent.
Bientôt, l’aube lancera dans la coupe des ténèbres la pierre qui fera s’envoler les étoiles.
Qui suis-je ? »
C’est sur ces mots que s’ouvre la longue confession d’Averroès, narrateur de cette biographie romancée et poétique, où l’on retrouve le parcours de ce grand penseur de l’islam des Lumières, un Islam éclairé « marqué par la volonté de concilier foi et raison », la philosophie et la Révélation, Aristote et Mohamad. Le récit est construit en aller-retour depuis sa naissance et à travers les siècles marqués par l’empreinte qu’a laissée cet illustre philosophe. Né à Cordoue, en 1126, il dit écrire pour son fils Jehad, pour le mettre en garde contre l’intolérance dans laquelle s’enfonce le monde et contre l’obscurantisme, les dérives et les mauvaises interprétations du Coran. Jehad aura pour mission de remettre ces mémoires en mains propres à Ibn Arabi.
Jusqu’alors, chrétiens, juifs et musulmans vivaient en harmonie, les femmes marchaient à visage découvert, et c’était les hommes qui portaient le voile comme une marque de noblesse. On est en 1106 quand survint l’orage, par le fait d’un berbère nommé Ibn Tûmart considérant qu’il était le seul interprète infaillible du Coran, et ne reconnaissant que deux lois, l’épée et le Coran. « Le personnage prêchait le retour aux sources de l’islam, blâmait le luxe des habits et brisait partout où il les rencontrait les instruments de musique et les amphores de vin ».
Toute sa vie, Ibn Rochd (Averroès) fut contraint de frayer avec ces personnages extrémistes, estimant que seules comptaient sa pensée et sa vision philosophique. 1148 de l’ère latine, les nouveaux conquérants, les Almohades, contraignent les juifs à l’exil ou à la conversion et apparaît alors le refus de reconnaître à l’autre le droit de penser différemment.
« Ni les arbres, ni les fleurs, rien dans la nature n’est double. Il n’existe pas de jumeaux parmi les arbres ».
Douze ans après la mort d’Averroès, à Paris, Saint-Thomas d’Aquin écrit son Contre Averroès, le jugeant hélas sur un seul de ses ouvrages qui plus est, dans une version latine, issue d’une traduction arabe, elle-même tirée d’une traduction syriaque d’un texte grec à l’origine, et dit : « De toutes les erreurs, la plus indécente est celle qui porte sur l’intellect ». Une hérésie en effet court à Paris, qui tire son origine des thèses du philosophe Averroès, celui-ci affirmant avec Aristote que l’intellect est séparé du corps.
« Notre intention est de démontrer que l’averroïsme est un égarement philosophique ».
Selon Averroès, l’homme ne serait pas capable de penser, sa pensée lui serait soufflée par une entité supérieure et il n’aurait de vie que durant son temps terrestre. Averroès a étudié la médecine auprès de Abubacer, à Grenade, lequel boit du vin, ce qui choque Averroès et fait rire l’illustre médecin qui lui rappelle le verset XLVIII, 15 (Il y aura des ruisseaux d’une eau jamais malodorante, et des ruisseaux d’un lait au goût inaltérable, et des ruisseaux d’un vin délicieux à boire) et dit : « J’appartiens aux croyants qui estiment que certains versets sont circonstanciels ». Averroès refuse le « c’est écrit » (mektoub) fataliste et rejoint en ce sens encore Aristote : « Les mouvements de la nature qui surviennent ne sont dus qu’au hasard, et ne sont en aucune façon l’œuvre d’un être tout-puissant qui gouverne et ordonne ». Tout comme il refuse la théorie d’Ibn Maïmoun qui dit que seul Dieu décide qui doit vivre et qui doit mourir. Au détour de ces mémoires poétiques, on rencontrera le sulfureux Empereur Frédéric II, et son amitié avec le mathématicien Fibonacci, mais aussi le traducteur d’Averroès, Mickaël Scot.
En conteur toujours, G. Sinoué entraînera le lecteur dans les amours passionnelles du philosophe avec la très libre et érudite Lobna qui lui ouvrira sa magnifique bibliothèque. C’est avec elle qu’il lira et se laissera envoûter par Le Traité de l’âme d’Aristote. C’est elle qu’il voudra épouser qui le repoussera, disant : « Sais-tu ce qui est écrit dans le Coran ? “Vos épouses sont pour vous un champ de labour ; allez à votre champ comme et quand vous le voulez”. Je ne me suis jamais considérée comme un champ de labour ».
C’est sous la tutelle d’Avenzoar qu’il poursuivra ses études de médecine et sera fasciné par la dissection des cadavres (actes blasphématoires aux yeux de l’Islam), retranscrits dans le « Taysir ». Mais les Almohades et leurs discours rigoristes règnent sur Al-Andalus, et on cache les livres qui traitent de philosophie. Après la médecine, il étudiera avec passion la physique, l’astronomie et surtout la jurisprudence qui lui vaudra sa popularité. Il consacre également beaucoup de temps à l’étude du Kalam (théologie musulmane), l’une des plus anciennes écoles sunnites. Mais il s’indignera du contenu de ce texte et écrira son Contre-Kalam, ne supportant pas ces croyances selon lesquelles Dieu serait doté de tout pouvoir sur les êtres. Lui et sa famille sont adeptes d’une école plus libérale, l’école malékite.
« Nul livre n’existe sur la terre qui soit plus proche du Coran que le Muwatta de Malik ».
« La religion ne doit pas être autre chose que la vérité expliquée par la raison » et « au regard de la charia, la philosophie est une activité non seulement recommandée, mais obligatoire […] uniquement pour ceux qui sont aptes à la pratiquer ».
Accusé d’avoir écrit un ouvrage athée et hérétique, désigné comme « secrétaire du diable » pour avoir tenté d’expliquer que le Très-Haut n’est pas responsable de la pluie et du beau temps, la vigueur ou la noblesse du vent, puis envoyé auprès du calife, chef des almohades, Al-Mu’min, pour étudier l’astronomie (et « résumer en un seul volume afin de transmettre les douze volumes de l’Almageste »), Averroès, de même qu’Aristote ne croyait pas à la résurrection de l’âme, pour lui, seul le monde dure, seul l’intellect universel est immortel. 78 ans après la mort d’Averroès, l’archevêque de Cantorbéry rapprochait les écrits d’Averroès de ceux de St Thomas d’Aquin.
Eternité du monde, négation de la providence universelle de Dieu, unicité de l’intellect pour tous les hommes et déterminisme, au fil des siècles les écrits d’Averroès ne cessèrent d’être déniés, condamnés, et lui-même vécut toujours avec la crainte pour sa vie, celle de sa famille, et celle de ne pas être compris.
Marie-Josée Desvignes
- Vu : 4575