Avec vous ce jour-là/Lettre au poète Allen Ginsberg, Sabine Huynh
Avec vous ce jour-là/Lettre au poète Allen Ginsberg, Sabine Huynh, novembre 2014, 87 pages, 7 €
Ecrivain(s): Sabine Huynh Edition: Recours au poème EditeurC’est une longue lettre datée du 1er juillet 2014 que Sabine Huynh adresse à Allen Ginsberg. Une lettre à un destinataire qu’elle a eu la chance de rencontrer quatre ans avant sa disparition. Ce n’est pas une lettre ordinaire. Ce texte, comme elle le dit elle-même, est une « lettre-essai-confession-commentaire », mais elle est bien plus que ça, on s’en rend très vite compte. C’est une lettre écrite pour être donnée au monde, lancée dans l’univers avec amour, admiration et le profond besoin de partager ce sentiment d’appartenir à une même communauté d’âme, qui d’emblée s’ouvre sur ces mots : Cher Allen Ginsberg. Merci d’avoir écrit et se termine sur les mêmes. Une lettre qui peut se lire comme une déclaration d’amour et qui prouve s’il fallait encore le redire combien l’écriture se transporte au-delà de nos vies et de celles de nos auteurs disparus, qui rappelle combien les mots peuvent être salvateurs, comment l’écriture, la poésie, la littérature, nourrissent et guérissent parfois. Et, c’est bien de cela qu’il s’agit, Sabine Huynh réussissant ainsi à relier Allen Ginsberg à tous ceux qui ont été un jour transportés comme elle par l’œuvre de ce grand poète « juif, américain, homosexuel, russe… athée, pacifiste, bouddhiste, chanteur, musicien et davantage… Abondance de talents, personnalité multitudinaire, homme extraordinaire… » et tous les autres qui le découvriront.
Il n’est pas anodin que cette lettre s’ouvre sur l’évocation de la guerre et plus encore celle du Viêtnam (d’où Sabine est originaire) et par ce texte d’Allen Ginsberg écrit sur une pancarte que brandissait le poète lors d’une manifestation. Une citation que Sabine Huynh ne peut pas ne pas avoir lue comme lui étant déjà destinée : « Me voici en train de vous dire / d’espérer des larmes mutuelles / de capitulation / Puisse l’enfer cesser au Viêtnam / Puisse l’enfer ne pas me happer ici dans la rue / La guerre est magie noire / Au Viêtnam du Nord comme du Sud / des fleurs des champs / pour tous sans exception / Cessez la guerre entre les humains […] ». L’évocation de cet événement rend compte du lien émotionnel évident entre ces deux êtres dont l’énonciatrice découvre au fil de ses lectures de Ginsberg combien ils partagent de points communs.
Lorsqu’on lit une correspondance d’écrivains, il nous est déjà arrivé d’avoir l’impression de se faire un peu voyeur, d’autant que quelquefois les auteurs de ces échanges épistolaires n’ont jamais prémédité qu’ils seraient un jour publiés. Rien de cela ici tant l’admiration est grande et nul doute que Mr Ginsberg aurait été flatté, lui qui aimait tant les louanges comme nous le raconte Sabine, « vous étiez dépendant des louanges comme s’ils étaient une drogue ». Cette lettre intentionnelle et à sens unique, tout en étant très intime puisque Sabine Huynh nous y livre précisément sa sensibilité, est bouleversante parce que tout en donnant à lire le portrait de Mr Ginsberg, Sabine Huynh nous livre une grande part d’elle-même.
D’emblée, elle énonce ce qui les différencie et ce qui les rapproche « l’amour des mots, la langue anglaise, une certaine hybridité identitaire, notre engagement par les échanges épistolaires et notre aversion pour le totalitarisme et la guerre, en particulier celle qui a décimé le Vietnam, le pays où je suis née ». Recoupant les périodes biographiques de Ginsberg et ses écrits, elle croise sa propre histoire, des souvenirs de guerre, lui à Saïgon dans la ville où elle naîtra neuf ans plus tard, elle à Jérusalem durant la seconde Intifada et les six années où elle y a vécu « chaque coin de rue j’imaginais des explosions, des corps déchiquetés, des cris… le réel avait dépassé l’imagination » (…) « Le présent à Jérusalem me projetait dans le passé à Saïgon ».
Tout au long de son texte, Sabine Huynh ne va cesser de jeter des ponts, de jouer avec les dates, les chiffres qui les rapprochent, comme des signes évidents de leur proximité. Et c’est beau.
Dans cette lettre que Sabine Huynh avoue un peu « décousue » (mais pas tant que ça), un peu « thérapeutique » « écrite par libre association », elle confie à Allen qu’elle n’est pourtant pas une spécialiste de son œuvre, ayant opté pour des études linguistiques, mais elle n’a jamais cessé de le lire. Et c’est là, dans cette spontanéité et cette sincérité qu’elle restitue pour nous ce sentiment heureux vécu dès leur première rencontre. C’est donc à Lyon, alors que Sabine n’a que vingt et un ans, le 12 novembre 1993 précisément (il y a 21 ans, les chiffres toujours !) alors qu’un de ses amis étudiants va l’entraîner dans cette librairie du Vieux Lyon, aujourd’hui fermée, qu’elle va faire la connaissance de ce grand homme. Ce jour où leurs yeux se rencontrèrent, où « vos yeux plissés accrochant mon regard fuyant » est un grand jour. « Evénement-pivot » dans la vie de Sabine Huynh, que cette date du 12 novembre 93 car c’est bien grâce à lui qu’elle est devenue poète. A plusieurs reprises Sabine exprime sa gratitude : « Le jour où je vous ai rencontré, vous m’avez fait comprendre que j’avais des ailes » ou « L’attention que vous m’avez portée m’a donné l’impression que j’étais quelqu’un de rare ». Et qu’il lui donne ce conseil : « Il faut être conscient qu’il y a le réel et le vide. Il y a le réel, nanti de songes. Il faut être précise, vous m’entendez ? ». Une impulsion qui aide grandement à croire en soi, et pousse à se réaliser.
Evoquant leur fragilité respective, tant émotionnelle que physique, leurs enfances et adolescences bouleversées, la missive se fait biographie. Ainsi les tentatives de suicide, la présence de Noémi puis la mort de la mère d’Allen Ginsberg, occupent une place importante dans la lettre, reflétant l’importance que celle-ci avait dans la vie du poète. De nombreuses références littéraires (Sylvia Plath, Rimbaud, Whitman, Burrough, Kerouac, Valéry et tant d’autres) enrichissent leur parcours et le contenu de la missive. Le contenu de cette lettre est si riche que l’on serait tenté d’en dire trop.
On retiendra ici surtout combien pour Sabine Huynh comme Allen Ginsberg « la poésie et la protestation étaient la voie à suivre pour faire entendre votre voix pacifique ». Cette magnifique déclaration résume bien l’attirance de Sabine pour l’œuvre d’Allen.
Les poètes sont « ces législateurs non reconnus du monde » nous dit Sabine citant la poétesse américaine Adrienne Rich dont elle lui (nous) confie avoir commencé à traduire les textes. Cette poésie de « l’outside », poésie de la rue pratiquée par un « authentique hippie, aussi politisé [fût-il] mais pas violent pas agressif, plaçant la poésie au-dessus de la colère ». Les termes Beatnik, romantique et libertaire définissaient Allen Ginsberg, plutôt non-violent et à l’écart de tout système de pensée, engagé dans la lutte pour l’intégration de tous, en particulier celle des homosexuels dont Allen était, nous dit Sabine Huynh.
Cette lettre, à la fois manifeste et longue confidence, où Sabine elle-même réfléchit sur l’utilité des guerres (qui parfois sauvent des totalitarismes) porte aussi la longue réflexion identitaire dans laquelle nos deux auteurs se retrouvent également, par le refus d’appartenance de Ginsberg à l’identité juive, par le rejet des appartenances vietnamiennes (du fait de l’exil) chez Sabine, et la prégnance de la disparition des ancêtres pour les deux. Au fond, tout ce qui compte alors, le plus, c’est cette identité de poète car nous sommes faits, nous qui écrivons, surtout de mots, assure Sabine. Même si, avoue-t-elle, non sans la culpabilité de la survivante, qui lui permet à elle, poète, d’écrire, de se lamenter, voire de se fâcher, depuis son bureau, alors que d’autres se font tuer, qui me rappelle ces propos de Jean Sénac dans son émission hebdomadaire « Poésie vécue » : « Le poète trouve partout pâture, ça c’est atroce, mais tout est prétexte à poésie, le poète est au contact du monde ».
Et « écrire est un acte de bravoure face à ses peurs ».
L’humanisme profond à la Whitman dont Allen Ginsberg aspirait à être le fils spirituel est sans doute ce qui touche le plus le cœur de Sabine Huynh. Tout comme Whitman, Sabine l'affirme, il est celui qui a le plus exprimé que c'est du manque d'amour et du désir d'amour que naît la folie du monde. C’est aussi l’amour qui nous pousse à créer. Et de le citer :
« Le poids du monde/c’est l’amour/ Sous le fardeau/de la solitude/sous le fardeau de l’insatisfaction/le poids/le poids que nous portons/c’est l’amour ».
De très beaux passages, tendres, parsèment la lettre, extraits de Kaddish, texte qui tout à la fois « consacre et désacralise sa mère » : « Avec Kaddish, lui dit Sabine, vous m’avez fait comprendre que l’on peut écrire quelque chose de terrible sur ses parents tout en continuant à les aimer ».
Les écrits d’Allen Ginsberg sont de l’ordre de l’intime, de la confession, avec cette forme épistolaire (dont lui-même était friand) Sabine nous offre une mise en abyme réussie, sa lettre étant l’écrin qui contiendrait la pierre précieuse de l’œuvre de Ginsberg.
« Mr Ginsberg, vous êtes un grand poète parce que votre parole a libéré la nôtre ».
Marie-Josée Desvignes
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