Avant le passage, François Emmanuel
Avant le passage, octobre 2013, 96 pages, 12,80 €
Ecrivain(s): François Emmanuel Edition: Actes Sud
Le roman, Avant le passage, de François Emmanuel, nous embarque dans une divagation qui nous emporte et nous déporte. Nous quittons les rives tranquilles de la platitude des jours et nous partons pour un voyage à risques. Avec le narrateur, nous sillonnons des eaux agitées. On ne peut s’empêcher d’avoir devant les yeux l’image de la barque d’Arnold Böcklin qui conduit vers l’Île des morts. Le narrateur nous le confirme en affirmant : « je dérive à nouveau sur le radeau lumière ».
Dans un espace coupé du monde, confiné, nous naviguons sans cesse entre deux eaux. Entre le blanc trop blanc des murs d’une chambre d’hôpital et l’obscurité très noire des pensées du narrateur qui erre aux marges du royaume des morts. Entre quelques rayons de soleil des souvenirs de pays lointains, de moments joyeux, émouvants, rappelés, et la nuit de l’adieu à l’aimée brutalement arrachée à la vie dans un bruit assourdissant de ferraille fracassée. Entre le fleuve des enfers de la réalité et la terre silencieuse de paysages coutumiers. Entre la joie d’une main posée sur un front comme une présence maternelle bienveillante qui réchauffe et la tristesse de l’enfermement dans un corps qui ne répond plus. Entre l’oppression vécue dans une rêverie inquiète et la liberté rêvée, dépliée comme un fil que l’on tire. Entre le temps dilaté et menacé de sombrer dans le gouffre ténébreux de l’oubli et le temps resserré, suspendu, qui défile à toute allure.
Entre des prénoms qui résonnent avec une phonétique qui parle à l’oreille comme l’appel d’une présence et des noms de lieux étranges qui fascinent comme l’évocation de tableaux incrustés dans la mémoire du narrateur et qui le hantent et nous émeuvent. Entre le corps souffrant et inquiet et l’esprit qui rêve à l’évasion du quotidien insupportable. Entre la proximité de « l’infini battement de la présence des choses » et l’éloignement inéluctable de la « trace perdue de la trace ». Entre l’espoir de retrouver un voile de vérité pour accueillir l’inespéré et de revenir par le souvenir « dans le vivant du monde » et le désespoir des déchirements et des meurtrissures d’un corps entamé et le risque du moment où la lumière quittera le chemin. Entre la tentative d’approcher la paix et l’abandon dans le brouillard et « l’ensevelissement dans le néant ». Entre « l’obsédant voyant rouge » qui rappelle l’imminence du danger et la tentative de sortir du tunnel et d’approcher la paix en rouvrant les portes du silence. Entre le vertige et la culpabilité vis-à-vis de l’amour perdu de Mia et l’amour retrouvé de Mary « dans une consolante volupté » offerte envers et contre tout au corps malade. Entre le refus de la fin et l’acception presque tranquille, presque apaisée, où tous les aimés sont rassemblés pour que le narrateur puisse marcher « avant le passage » « vers le blanc du porche ». Entre la limite du vécu présent et le sens illimité des mots.
Le roman de François Emmanuel, écrit à la première personne, est un long monologue qui fouille, entre prose et poésie, le mystère de l’existence, qui tente de rendre perméables les frontières d’éléments qui s’enchevêtrent, s’amalgament, s’alignent, et qui garde le tranchant d’une énigme non résolue comme dans un rêve. Le narrateur fait éclater le temps, l’immobilise dans le livre. Il nous contraint à errer à petits pas, sans faire de bruit, aux confins de la vie et de la mort dans le labyrinthe de ses pensées comme Dédale dans le rébus du sens. Le Minotaure est bien là tapi et l’on se cogne aux mots, aux phrases infiniment longues sans ponctuation autre qu’une virgule posée à des endroits du texte où l’auteur nous appelle au suspens d’une respiration ou à une coupure franche, une césure entre caractères en italique de la réalité et écriture droite de la remémoration. Cette typographie donne au texte une scansion spécifique, le rythme d’une fugue.
Quand, contre notre volonté, le texte se clôt, on souhaiterait continuer à écouter cette langue musicale où défilent et s’enfilent les associations d’idées comme dans une séance d’analyse. Mais l’on sait pourtant que le point final exigera de nous, lorsque nous refermerons le livre, qu’advienne le moment inéluctable de la séparation. Seuls resteront en nous des images, quelques tracés de lumière, une intériorité, une sensibilité, une émotion, portés par une voix singulière qui enrichiront notre pensée. N’est-ce pas cela l’essentiel que l’on peut espérer d’un texte ?
Pierrette Epsztein
- Vu : 3878