Autres courants, Philippe Jaffeux
Autres courants, Philippe Jaffeux, éd. Atelier de l’agneau, 2015, 80 pages, 16 €
Je me retournai ensuite, et ayant
levé les yeux, je vis un livre qui volait.
Et l’ange me dit : Que voyez-vous ?
Je lui dis : Je vois un livre volant,
long de vingt coudées, et large de dix.
Zacharie, V - 1., 2.
Le Livre nombre
Je ne suis parvenu à déchiffrer la prosodie complexe de ce livre que vers la toute fin de ma lecture. Je résume le projet du livre : vingt-six lignes pour soixante-dix pages, équivalentes à 1820 phrases qui occupent un carré géométrique, voilà pour en finir avec la description physique de l’ouvrage. Si j’en crois la quatrième de couverture, le livre a été écrit par une dictée au dictaphone numérique, ce qui est intéressant à plusieurs égards, et notamment par le rapport chiffré de l’écriture – rapport « numérique » –, et aussi pour l’impression de souffle, de prise d’air, qui arrive à construire la phrase de bout en bout.
C’est avec un vocabulaire pauvre, fait de quelques mots très simples, que l’auteur traverse son projet d’écriture un peu à l’image de ce que l’on sait de la musique sérielle et de son rapport avec l’intervalle. Les 1820 phrases du recueil sont donc composées d’éléments minimaux de compréhension. Je cite les plus courants : « corps, vide, alphabet, lettres, matière, octets, temps, lignes, vingt-six, silence, personne, interligne, parole, phrases, infini, page », sont autant de mots élémentaires qui participent à l’élaboration d’une sorte de fugue quasi obsessionnelle.
Je cite pour exemplifier :
Il fut embarqué par son silence dès qu’il flotta dans l’air au lieu de marcher sur une terre tumultueuse.
Le ciel descendit dans son corps car il avait pris la forme d’un nuage suspendu entre l’air et sa parole.
Il écrivait de bas en haut dans l’espoir que chacune de ses phrases s’élèverait vers un nombre céleste.
Et encore cette citation pour laquelle j’écrivais dans la marge : « suite pauvre » :
L’alphabet est visible depuis que les ordinateurs se cachent derrière une production d’images lisibles.
Il créait des pages vierges à l’image de toutes les autres au risque de blanchir son travail de faussaire.
Chaque voix possédait son regard car il appartenait à un silence qui ne provenait pas de sa parole.
Pour tout dire, j’ai aussi griffonné divers titres pour cette chronique. J’avais en tête, et je ne sais si au juste cette idée a du sens, une chanson de geste, pour parler de cette prosodie contemporaine de 1820 phrases qui aurait pu correspondre à 1800 vers, et équivaloir à une traversée épique de notre modernité. J’ai pensé au titre de cette chronique : « le livre énigme », car je n’ai pu me défaire de ce long nœud coulant du poème que vers la fin, et l’énigme s’est à la fois installée dans ma propre incompréhension et dans le sujet resserré du livre. Car, quelle énigme ! En effet vingt-six phrases comme il existe vingt-six lettres dans notre alphabet, certes ; mais soixante-dix pages ? Qui dicte ? Et comment opère l’activité de saisie digitale ? Comment l’auteur trouve-t-il le souffle régulier et obsédant pour chacune des sections, puis de la page, puis du livre ?
On réfléchit à la lecture comme le fait l’auteur. On réfléchit sur la page, avec sa matérialité, et à l’intériorité de l’expression, que l’on scande comme un chiffre.
Sa page le punissait avec sa blancheur s’il s’imaginait qu’il régnait sur la vacuité d’un monde chatoyant.
Et pour conclure quant à ma pratique d’adoption du livre de Philippe Jaffeux, j’évoquerai encore un morceau de texte où le sens se distingue entre le début et la fin de la phrase, comme s’il se repliait sur lui-même. Sa parole […] du papier combustible. L’infini […] l’alphabet. La transparence […] paroles absentes. Je me suis livré à maintes reprises à cet exercice qui est autorisé par l’auteur, je l’espère.
Il y a donc une vraie énigme pour ce « livre-nombre », dont je n’ai fixé que quelques grandes lignes pour moi-même dans un premier temps, mais dont l’ensemble demanderait d’autres analyses, d’autres pistes, capables de saisir cette poésie essentiellement sans image et qui explore le goût esthétique de notre époque.
Didier Ayres
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