Autour de moi, Manuel Candré
Autour de moi, 31 août 2012.102 p. 11,90 €
Ecrivain(s): Manuel Candré Edition: Joelle LosfeldCe petit livre – par la taille – constitue une véritable découverte littéraire. Manuel Candré, pour son premier roman, s’inscrit d’entrée dans ce que la littérature nous réserve de temps en temps, trop rarement, la révélation d’un talent explosif.
Autour de moi est structuré comme un journal intime asynchrone puisque relatant des événements et des affects vécus quelques décennies auparavant, rédigé entre le 4 juillet 2007 et le 9 septembre 2010. Nous sommes conviés à la rude visite de l’enfance du narrateur. Evénements intimes qui ont pour cadre la cellule familiale et donc pour héros le père, la mère, les grands-parents, le « autour de moi » d’un enfant qui, devenu adulte et mûr, se retrouve littéralement obsédé par ces images, ces souvenirs brûlants et douloureux d’une famille à la fois héroïque et banale, grande et pathétique, belle et indigne. Une famille. Dans l’hypothèse permissive qu’elle implique, dans les bassesses qu’elle génère, dans les moments magnifiques où se croisent les rêves de chacun, et dans les trous où échouent lamentablement les idéaux les plus beaux.
L’enfant souffre deux fois semble nous dire ce morceau d’enfance. Il souffre des malheurs, la mort de la mère, l’alcoolisme et la brutalité du père, la dureté de la vie. Mais il souffre aussi, une fois de plus, la plus âpre sûrement, de sa propre fragilité, de sa faiblesse d’enfant, de la palpitation de ses rêves profonds, de l’absurdité magnifique de ses espoirs.
« C’est mon père qui, en repartant en camionnette, a projeté le chaton qui s’est glissé entre la roue et le garde-boue. Oh je ne sais plus. Je sais qu’il fait froid. Parce que j’ai l’idée de fourrer ce petit corps gelé dans le four pour le réchauffer. Je le pose sur une grille en laissant la porte ouverte. C’est le four du poêle. Et là je m’assoie et je prie. Je prie Dieu avec son grand d pour qu’il ressuscite le chaton. Je mets tout ce que j’ai dans cette prière. Je lui dis que je ne demanderai plus jamais rien après ça, juste qu’il sauve le chaton. »
Tout au long des cent pages de ce « journal » l’écriture est travaillée par l’urgence. L’urgence de dire, de dire enfin, ce qui est là depuis toujours mais qui n’a pas trouvé encore son sens et les moyens de l’énoncer. La mort par exemple, qui n’a pas été dite, qui n’a jamais connu le bonheur du deuil :
« Ma mère est allongée dans le couloir de l’appartement de ma grand-mère. Elle convulse. Ca la fait pisser sur la moquette gris foncé. Les cheveux ras comme un feu de brousse. Là, quelqu’un me prend par les épaules et m’emmène ailleurs. Dernière image. Je vais attendre plus de trente ans avant de la revoir. »
Urgence et obsession. Tout dans ce livre est scandé par ce que les italiens appellent l’ « ostinato » et qui implique autant l’obsession dans sa dimension psychique que la répétition – inlassable – d’images clés, de souvenirs fulgurants que rien, sauf peut-être l’écriture, n’arrachera jamais à la mémoire affective du narrateur-auteur. Ostinato dans le rythme même des phrases, des chapitres du livre. Ostinato dans la répétition en écho de certaines scènes clé que l’on retrouve écrites à des dates différentes avec à peine quelques modifications.
Et dans ce sombre couloir de la mémoire intime, dans ce récit plein de colère intacte, culmine la figure du père. Violent, injuste, pétri néanmoins de rêves et d’idéaux déçus et en ruines. On ne peut éviter d’entendre là un air de John Fante.
« Mon père d’une certaine façon a abîmé ma mère, jusqu’à la conduire au trou. Une fois ça fait, il s’est laissé sombrer devenir sombre déchoir. Devant moi qui l’ai regardé faire. Je veux dire bien sûr que mon père n’a pas collé cette tumeur dans la tête de ma mère mais pour le reste il l’a conduite par la main jusqu‘au gouffre et il l’a gentiment poussée, tout ça par amour. »
Et de dire encore, malgré toute la douleur enfin présente, la grandeur abimée de ce père :
« Mon père c’était ça. Il était pétri des rêves de grandeur qui vous interdisent de faire quoi que ce soit. Cloué au sol par la toute-puissance, remâchant l’impuissance, la vie ratée scotchée sur un lit dans une cuisine à fumer des cigarettes en regardant le plafond avec la radio qui lui fait comme un cercueil. »
Ce livre est une traversée terrible, inoubliable. Un voyage au fond d’une âme meurtrie qui se souvient.
C’est aussi et d’abord un vrai moment de littérature.
Léon-Marc Levy
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