Autopsie des temps morts, Poèmes 2010-2014, Philippe Blondeau
Autopsie des temps morts, Poèmes 2010-2014, éditions Le Bretteur, 2015, 79 pages, 10 €
Ecrivain(s): Philippe Blondeau
Présence du poème dans la vacuité de nos vies. « Qu’arrive-t-il quand rien ne se passe ? » La question, essentielle, se pose et résout ses entrelacs de tergiversations habituelles ou son élision, dans l’extraction vers le haut, du limon quotidien, opérée par ces poèmes écrits entre 2010 et 2014 par le poète Philippe Blondeau.
Œuvrant au laboratoire des dissections (Autopsie des temps morts, ainsi s’intitule ce recueil), la poésie inaugure une commémoration d’instants fugitifs mémorables ; exécuté sur le mode opératoire de l’invocation où le passé s’appelle et est interpellé, et sur le mode de la dérision (car l’auteur sait diluer dans l’humour nos concentrés de vies pressées par un temps volatile), le découpage d’un réel parfois tragique (ainsi la parenthèse d’un enterrement) restitue en les recollant, en les rassemblant, ces morceaux éparpillés de nos réels agencés à notre insu ou avec nous dans ces temps qui courent et qui – il le faut bien – s’arrêtent un jour, au bord de notre route (« (…) ce monde qu’il nous faut tenter de retenir car il nous quittera plus que nous le quitterons, nous qui ne cesserons jamais tout à fait d’être là, traces infimes et inutiles sans doute, mais présentes malgré tout, comme le poème précisément »).
Le poète et nous à ses côtés sommes invités dans ce temps d’arrêt que nous font traverser ces textes disséquant le corps de nos mémoires sensuelles (clichés enregistrés sur la bande synesthésique de nos constitutions physiologiques et psychiques), où les mots « alors prennent le dessus, convoquant l’événement à force de nommer les choses ».
Ce regard critique (au sens étymologique), au travail dans l’espace du monde, en scrute le sens et les strates formées par l’expérience que nous en vivons, sous la forme d’une enquête en cinq étapes aux titres d’ailleurs éloquents, I-Arrêts sur images, II-Parenthèses de l’Histoire, III-Insomnies, IV-Faits et gestes, V-Examens de conscience.
De petits riens : des choses que l’on dit d’ordinaire banales traversent le décor de ces poèmes, comme ce fauteuil renversé de Sens dessus dessous, et nous sommes En route, parfois en retrait du monde où la poésie écoute les moindres souffles et pulsations du vivant, voyageurs improvisés ou de passage dans les petites gares du chemin qui nous mène de l’inconnu à destination du Grand Inconnu, ultime et immanquable gare où la fatalité nous fera descendre, colporteurs tous à notre façon d’« un rêve de train (…) toujours en partance ». Un sens, émergé de ce quotidien prosaïque, doit bien sourdre de ci de là, élancer son geyser de consensus inavoués, inassouvis ou reportés mais à l’œuvre sous-jacente pour qu’au bout du prisme de nos existences ou de l’horizon de nos rêves puisse jaillir pour un peu de bonheur « on ne sait quelle vapeur » soulevant « le couvercle du jour au-dessus de tout cela / libérant du sens juste à point ».
La poésie peut sourdre de l’infime décor, de lignes ordinaires tracées dans l’étendue d’un jour, là où « il n’y a que la terre / dans sa belle origine, et nous-mêmes, et l’amour ce sera plus tard revenir / perclus peut-être de douleurs diverses / mais presque heureux, / ici-même » – lignes survolées « entre », dans le cliquetis de valises en procession sur les grands-places foulées au pas de nos vies, parmi « une averse de vélos » traversant la rue où « des travaux longs comme des vies entières / s’ébauchent ou s’achèvent dans les jardins frais d’un / béguinage ».
On pourrait penser que les textes poétiques de cette Autopsie des temps morts distillent un ennui perçu peut-être plus sensiblement ici par le poète, mais il s’agit plutôt de donner voix aux choses et êtres de notre entourage commun, et de laisser les mots s’y arrêter, pour commémorer, pour rendre à nouveau vivants ces éléments, objets, êtres de tout genre environnant nos passages de fortune – « la poésie n’est-elle pas », interroge Philippe Blondeau d’entrée, « aussi – et peut-être surtout – dans le retrait du monde » pour célébrer en les restituant les choses convoquées ainsi « à force de les nommer».
L’Arrêt sur images auquel procède dans un premier temps le poète agite en fait l’aura spectrale des êtres et des choses pour en ressusciter les images, en faire jaillir pour nous aussi lecteurs, les rémanences. Et l’ambiance, parfois figurative, dresse par endroits des allégories que « malgré le désordre élémentaire » la mémoire perçoit dans un ressenti vibrant, universel. Ainsi ce Grand ventesquissant dans le paysage comme une ébauche de nos tracés, de nos traces, de nos cheminements :
Même dressée par un vent fou
cette échelle ne va nulle part
on monte, on monte
et c’est pour rien
on tombe, on tombe
et on est mort
mais les oiseaux
mais les nuages
s’échelonnent dans leur échafaudage
occupés à réparer
le clocher fantôme
d’une Frise de passage
midi
rougeur à la joue
du carillon solaire
timidement apaise
le désordre élémentaire
de tels ciels en bataille.
« Paragraphes de l’Histoire », les épisodes de notre existence jalonnent des traces d’un temps relatif dont les apparences fluctuent au fil de « paysages savants » et de « hasards fabuleux », celui séculaire de « trois amandiers » poussés « dans l’anneau rouillé d’un vieux fût crevé », celui au contraire fulgurant répandant « dans l’hiver qui change, d’un tonneau d’arc-en-ciel versé par les anges / toute une lumineuse vendange ».
On fait halte, On déménage, dans nos vies révolues, on passe Une porte, une suivante, en attendant Le passage de la faucheuse, de nos Faits et gestes s’entrouvrent des poèmes, des notes d’oiseaux ou pour l’oiseau, et l’on secoue les spectres de nous-mêmes pour s’ébrouer un peu au passage d’un cirque, d’un coup de vent, pour repousser d’un revers de main une mise en quarantaine de nous ou cette faucheuse trop tôt approchée de notre sort à notre goût et repoussée, ou appelée, passante-assistante Euthanasiaposant sur sa poitrine notre main froide, notre préparation réconciliée prête au Départ sans retour.
L’humour dépose ses touches de politesse du désespoir, et Les chiens de la plage peuvent sourire :
Les chiens de la plage ont des maîtres en tas
qui chauffent à bout portant
des rêves honteux de noyade
les chiens de la plage ont un désir d’eau qui les prend
quand le vent souffle un rideau de sable
sur la vitre couchée du zénith
les chiens de la plage sont plus seuls
que les hommes deux par deux
dans l’appréhension insolente du malheur
les chiens de la plage se sentent
avec véhémence comme les corps se voient
par l’œil trouble de la chaleur
les chiens de la plage sont nos frères
prisonniers d’être et folâtrant
indécemment en attendant…
On pense à Queneau, oui, comme dans ce texte où le plus sérieux se traite avec un sourire de délicatesse élégante – et les poètes savent comme l’idée ou l’image que l’on se fait de la poésie ou de l’écriture d’un poème est si galvaudée que le sens s’en perd, sens dessus dessous : un art poétique à la Blondeau, d’une discrétion du bout des lèvres, d’un sensible retentissement :
Faire un poème
juste avec l’arrondi des lèvres,
plein comme un O
léger comme un rond de fumée,
un poème distingué, un faux baiser,
un alvéole où la langue se tapit ;
faire un poème du bout des lèvres
qui ne dit rien
qui n’en pense pas moins
un rond dans l’eau
qui grandit en marchant sur ses ondes…
Ce n’est pas une contradiction d’écrire que cette Autopsie des temps morts offre ses résonances poétiques, diffuse la saveur des nostalgies qui, revisitées, répandent et instillent l’envie de rejoindre ces instants faits de rien et de tout, ces brèches, ces failles, ces fêlures, mais aussi ces simples parenthèses de la vie, de nos vies, « ce tout qui n’est rien » que chantera le dernier poème.
Murielle Compère-Demarcy
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