Autopsie d’un père, Pascale Kramer
Autopsie d’un père, janvier 2016, 173 pages, 17 €
Ecrivain(s): Pascale Kramer Edition: Flammarion
Gabriel, journaliste, s’est suicidé en avalant « neuf morceaux assez gros d’un verre à moutarde ». Clara, sa seconde épouse, en informe Ania, fille unique de Gabriel. Ania a coupé les ponts avec son père depuis plusieurs années. Gabriel, jusqu’à un temps récent, passait pour un intellectuel de gauche. Dans le village de V. où il a une maison de campagne, un immigré comorien a été tabassé à mort sans raison par deux jeunes du coin. Gabriel, qui ne supporte pas ou plus « ce brassage », a pris publiquement la défense des deux meurtriers, scandalisant ainsi tout le monde ou presque. Son émission de radio lui est retirée. Est-ce cela qui l’a poussé au suicide ? La mère d’Ania, il convient de le noter, est d’origine iranienne. Et Ania elle-même a épousé puis divorcé d’un Serbe dont elle a un garçon sourd prénommé Théo.
« Gabriel en voulait à sa génération et à lui-même d’avoir laissé ce monde-là s’imposer, par négligence ou idéalisme. Ania, elle, avait cherché refuge dans ce brassage. Elle y consolait ses insuffisances. Elle avait même un temps fréquenté les mosquées et les hammams… »
Une autopsie est un examen, une quête d’éclaircissement. La façon dont s’est suicidé Gabriel est horrible. Sans que ce soit volontaire ni même vaguement intentionnel, l’effort de compréhension qui est mené ici est porté par Ania. En vérité, le mot du titre qui doit retenir l’attention est celui de père. Ce mot implique une autre vie en plus de celle de Gabriel. L’examen est donc celui de deux vies, de ce que l’une a été pour (ou a fait à) l’autre et vice versa. Ce sont ces deux personnages qui sont face à face malgré la mort de l’un. Ce sont eux que le lecteur ne cesse de lire en dialogue ou en confrontation. Le narrateur, sensible, précis, extraordinairement minutieux, ne lâche pas Ania une seconde puisque c’est sa conscience qui est pour ainsi dire la table de dissection ; dissection encore une fois non pas de Gabriel, mais du père, ce qui englobe l’intellectuel, le mari, le voisin, l’homme déçu et désillusionné (il laisse un journal intime qui suggère discrètement une envie d’écrire inaccomplie).
« Gabriel n’était pas heureux lui non plus cet été-là. Il avait eu des problèmes de santé qui l’avaient laissé sans odorat. La chronique radio qu’il assurait depuis plus de deux ans n’allait probablement pas être reconduite à la rentrée, ou serait déplacée à une heure de moindre écoute. Ce désaveu l’avait rendu cynique et cinglant, ricaneur. Il avait dit dans un article, le premier qu’Ania avait reçu de lui en pension, que vu la médiocrité qui gagnait, c’était une belle reconnaissance, finalement, d’avoir été confié à la nuit. Ce demi-sourire un peu frémissant qu’il avait sur la photo ressortie ces derniers jours lui était venu à cette époque. Il mettait Ania dans une insécurité qui lui obscurcissait l’esprit. Un jour, alors qu’il venait de répéter plusieurs fois, avec ce sourire, un mot qu’elle avait écorché, elle avait compris qu’elle ne pourrait plus jamais l’aimer ».
Ania est un personnage quasi muet, mais sans cesse en train de regarder ou de remarquer. Revenue pour l’enterrement dans la maison où elle a grandi (maison dont elle explore les coins et recoins avec ce que cela suppose de souvenirs), Ania, souvent, observe en silence les autres et les choses de derrière les fenêtres et les rideaux.
Les phrases concises, le ton serein et le regard précis de Pascale Kramer livrent au total une observation délicatement nuancée et sans concession d’une situation très actuelle. Il faut y croire, à la vie, pour trouver sens ou justification à des « rôles » comme père, mère, mari, journaliste, intellectuel ou simplement ami… La perte de la foi ou des illusions quelles qu’elles soient semble correspondre, individuellement ou collectivement, à une impasse mortifère. Pascale Kramer décrit le repli sur soi et la haine (de l’autre, de l’époque…) qui la caractérisent ; en un roman complet et maîtrisé qu’on lit d’une traite.
Théo Ananissoh
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