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Aurais-je été résistant ou bourreau ? Pierre Bayard

Ecrit par Arnaud Genon 24.04.13 dans La Une Livres, Les Livres, Recensions, Essais, Les éditions de Minuit

Aurais-je été résistant ou bourreau ?, 2013, 158 pages, 15 €

Ecrivain(s): Pierre Bayard Edition: Les éditions de Minuit

Aurais-je été résistant ou bourreau ? Pierre Bayard

Le champ des possibles


Pendant longtemps, on a fait des bourreaux de véritables monstres, c’est-à-dire des personnes « hors-normes » n’ayant aucun rapport avec les hommes et femmes « normaux » que nous prétendons être. On a dit d’eux qu’ils étaient des « malades », des « fous »… Il y avait dans cette attitude une commodité hypocrite qui permettait à chacun d’entre nous de se distancier, de se rassurer et par là de ne pas interroger la réelle nature du mal.

Robert Merle, dans La Mort est mon métier (1972), et plus récemment Jonathan Littell dans Les Bienveillantes (2006), ont révélé par l’écriture romanesque ce qui amenait un homme – et non pas un monstre, ou alors un monstre a posteriori – à commettre des actes monstrueux. Dans le présent essai, Pierre Bayard va encore plus loin. Il ne s’agit plus de tenter de mettre à jour, par le roman, ce qui conduit à l’innommable mais de se projeter soi-même par l’intermédiaire d’une fiction théorique durant la Seconde Guerre mondiale afin de savoir de quel côté l’auteur se serait trouvé en de pareilles circonstances : résistant ou bourreau ? Héros ou criminel ? Et s’interrogeant, il nous interroge…

Il faut le noter dès maintenant, une telle question ne peut pas avoir de réponse. Plus précisément, la réponse ne peut se dire, s’écrire que sur un mode identique à celui de la question elle-même : au conditionnel. Et d’ailleurs, l’intérêt réside moins dans les résultats d’une telle recherche que « dans cette recherche elle-même et les questions ainsi ouvertes ».

Qu’aurait été Pierre Bayard s’il était né, comme son père, en 1922 ? Pour tenter d’y répondre, il s’intéresse dans un premier temps à ce qu’il nomme la « personnalité potentielle » : « l’être humain ne se compose pas exclusivement de ce qu’il est dans le contexte historique et géographique où il est né, mais […] il comprend également ce qu’il aurait pu être s’il s’était trouvé dans une situation différente, et en particulier une situation de crise violente, la plus à même de révéler, en le portant à ses limites, ce qu’il est véritablement ». La construction de cette « personnalité potentielle » se lit alors comme une auto-fiction-théorique se basant sur l’analyse d’œuvres cinématographiques (Lucien Lacombe de Louis Malle), d’expérimentations scientifiques (l’expérience de Milgram), de travaux d’historiens s’étant penchés sur la Shoah (Des hommes ordinaires de Christopher Browning), qui montrent, chacun dans leur domaine, comment un homme devient – ou peut devenir – un criminel de guerre. A cela s’ajoute ce que l’auteur sait de lui-même et de son père qui vécut à cette période.

Après avoir montré ce qui peut faire sombrer une personne dans le crime, Pierre Bayard s’intéresse, dans la deuxième partie, à ce qui peut amener un homme ou une femme à entrer en résistance. Il y a dans un premier temps « le désaccord idéologique » que l’auteur aborde partant « de l’extraordinaire autobiographie de Daniel Cordier ». Cependant, un désaccord d’une telle sorte est-il suffisant pour sauter le pas et devenir un authentique résistant ? L’auteur nous répond, exemple littéraire de La Promesse de l’aube de Romain Gary à l’appui, que « pour que l’engagement se produise, il est nécessaire que ce désaccord franchisse un certain seuil et que la situation à laquelle j’assiste ou dans laquelle je suis impliqué devienne à ce point psychiquement intenable que l’engagement s’impose comme une nécessité intérieure ».

Mais s’engager, ce n’est pas automatiquement être un héros, prendre les armes, ce peut être aussi devenir un « sauveteur » selon le mot de Todorov, un Juste, attitude qui fut celle notamment des habitants de Chambon-sur-Lignon et qui est ici évoquée. Mais tout cela ne suffit pas encore pour faire de quelqu’un un résistant. Car ces éléments sont mis en balance « avec d’autres éléments qui interfèrent en sens contraire ».

Ces éléments, source de réticence à un engagement dans la résistance, font l’objet de l’avant-dernière partie. Le premier d’entre eux est le plus évident : la peur. « La peur physique d’être arrêté, maltraité, torturé ». Comment ceux qui se sont engagés ont-ils fait face à cette peur ? Pierre Bayard porte alors son attention sur deux héros de la résistance allemande, Hans et Sophie Scholl, piliers du réseau de La Rose blanche. Du courage, donc, il en faut, mais à cela doit s’ajouter notre capacité à nous déprendre « des attaches intérieures qui nous entravent et nous empêchent de protester », comme le montre l’exemple de la vie de la journaliste tchèque Milena Jesenska.

Dernière étape, avant de savoir ce qu’aurait été l’auteur, essayer de faire jouer le modèle mis en place depuis le début de l’étude dans d’autres contextes – les génocides du Cambodge, de la Bosnie et du Rwanda – susceptibles « d’apporter un éclairage nouveau sur le processus de décision ». Cette dernière transposition permet à Pierre Bayard de mieux se saisir lui-même, de faire agir d’autres variantes, d’envisager la place des autres, la place de Dieu…

Qu’aurait été Pierre Bayard ? Ce n’est pas tant dans la réponse que réside l’intérêt de l’ouvrage que dans la réflexion qui y mène. Il y a dans cette exploration du « champ disparu des possibles » une approche des plus fines et des plus intelligentes, un voyage au plus profond du moi et de l’Histoire qui nous amène à nous demander, en fin de compte, « qui nous sommes en vérité ».

 

Arnaud Genon


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A propos de l'écrivain

Pierre Bayard

 

Pierre Bayard est professeur de littérature française à l’Université Paris 8 et psychanalyste. Il est l’auteur de nombreux essais, dont Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? traduit en une trentaine de langues.

 

A propos du rédacteur

Arnaud Genon

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Rédacteur

Domaines de prédilection : Littérature française et francophone

Genres : Littérature du "je" (autofiction, autobiographie, journaux intimes...), romans contemporains, critique littéraire, essais

Maisons d´édition : Gallimard, Stock, Flammarion, Grasset


Arnaud Genon est docteur en littérature française, professeur certifié en Lettres Modernes. Il enseigne actuellement les lettres et la philosophie en Allemagne, à l’Ecole Européenne de Karlsruhe. Visiting Scholar de ReFrance (Nottingham Trent University), il est l´auteur de Hervé Guibert, vers une esthétique postmoderne (L’Harmattan, 2007), de L’Aventure singulière d’Hervé Guibert (Mon petit éditeur, 2012), Autofiction : pratiques et théories (Mon petit éditeur, 2013), Roman, journal, autofiction : Hervé Guibert en ses genres (Mon petit éditeur, 2013). Il vient de publier avec Jean-Pierre Boulé,  Hervé Guibert : L'écriture photographique ou le miroir de soi (Presses universitaires de Lyon, coll. Autofictions etc, 2015). Ses travaux portent sur l’écriture de soi dans la littérature contemporaine.

Il a cofondé les sites herveguibert.net et autofiction.org