Aumailles, Pascal Commère
Aumailles, Les Découvreurs, coll. Voix de passage, 2017, 76 pages, 12,70 €
Ecrivain(s): Pascal Commère
En fin d’opus les Éditions Les Découvreurs, sises à Boulogne-sur-Mer (62), diffusent ainsi leur devise :
par les livres
toujours plus nombreux
toujours plus présents
Libérer l’élan
qui va de la parole à la vie
et de la vie à
la parole
Leur collection Voix de passage ne quitte pas cette ligne éditoriale d’exigeante et de haute tenue, publiée sur le rabat des livres de belle fabrication / impression / facture, au format pratique et agréable. L’objectif, clairement défini et d’une ambition tout à fait louable, mérite mention :
« Comment livrer passage, auprès du plus grand nombre, à ce puissant courant de parole et d’invention qui nourrit la poésie, les poésies de notre temps ? Quelles voies repérer, déverrouiller, élargir, voire à notre tour imaginer pour que la poésie cesse d’être un mot dont on se gargarise à propos d’autres choses mais vienne occuper, notamment dans la formation de la jeunesse, la place qui devrait être la sienne ?
Cette collection que propose Les Découvreurs vise au moyen de textes soigneusement choisis et présentés par les auteurs eux-mêmes à introduire et à accompagner dans les classes quelques-unes des Voix par lesquelles passe ce qu’on pourrait appeler notre Défense et Illustration de la poésie actuelle »
Il s’agit donc de faire découvrir des auteurs contemporains, en l’occurrence des poètes, au jeune public et de déverrouiller la poésie condamnée souvent au rebut et perçue à tort comme un genre inaccessible, du moins hors « tendance », hors buzz, hors les chemins battus par l’actualité médiatique. Les Découvreurs tentent ainsi de réhabiliter la poésie, et leur collection Voix de passage de donner voix à des auteurs de notre présent dont la parole poétique puissante porte et libère le courant actuel sous-jacent, vif, résurgent livré par le monde, lui-même livré par la parole qui l’écrit.
Pascal Commère fait partie de ces auteurs. Dont l’écriture, sobre, porte avec d’autant plus de puissance la voix poétique, que celle-ci s’énonce ici dans une authenticité marquée par une discrétion, une exactitude des mots et une écoute du monde singulières.
« Alors je voudrais être – et d’une encre précaire / pour un grand livre jamais écrit peut-être / qui ne finirait pas, plein de choses qui vivent – / celui, avec des mots très petits, qui consigne / le monde »affirme le poète.
La poésie de Pascal Commère résonne chez le lecteur, et ses résonances se ramifient loin, au-delà du livre pour nous porter aussi dans nos marches éprouvées de l’existence.
L’enjeu de cette anthologie personnelle n’était guère une tâche aisée pour le poète, nous l’imaginons bien « … le projet s’adresse (avant tout) à un public scolaire », explique dans sa préface Pascal Commère, « Et c’est sans doute en raison de cette adresse clairement désignée qu’est née mon hésitation, sinon ma crainte », avoue le poète. Il continue : « la difficulté étant pour moi de me plier à une entreprise aussi clairement définie. Dans la mesure où, tout simplement, je n’écris pas pour tel ou tel, pas plus que je ne sais à l’avance de quoi sera fait le poème ». Tâche non aisée donc pour le poète, mais l’enjeu en valait l’étincelle.
Ces poèmes de Pascal Commère regroupés par le poète lui-même pour constituer une anthologie destinée au jeune public à l’invitation des éditions Les Découvreurs fondées et animées par Georges Guillain, nous présente l’univers de l’auteur, particulièrement imprégné par la présence des « Bêtes », de la Nature. Non pas que la poésie de Pascal Commère soit une poésie pastorale ; non pas que le poète se contente de noter des impressions relevées dans la Nature. Pascal Commère écrit comme on ouvrirait une fenêtre, sans s’y tenir mais en en franchissant le seuil, du dedans au dehors et vice versa dans un retour fertile et recueilli des perceptions, des ressentis, des observations ingérées, retravaillées. Poser pour véritable ce qui ne l’est pas dans les faits, par la puissance de l’Écrit, par la force maintenue du Poème ; poser pour véritable ce qui ne l’est pas dans les faits, mais pourrait l’être, « ouvrant ainsi la porte à ce qui nous habite malgré nous sans qu’on en connaisse la raison profonde ni l’origine ». L’étrange (un monde autre), une langue étrangère (une langue autre mais compréhensible et déchiffrable) définissent bien la poésie ; l’étrangement familier. À la question « Qu’est-ce que la poésie ? » nous rappelle l’auteur d’Aumailles, Guillevic répondait « c’est autre chose »…
En promeneur du Dehors et du Dedans, en ses déambulations piétonnes, sur ses terres agricoles de Bourgogne ou Ailleurs en des contrées plus éloignées (Laponie, Islande, Mongolie) – il faut lire à ce sujet les pages magnifiques vibrantes de Tashuur Un anneau de poussière parues aux éditions Obsidiane en 2011 – le poète Pascal Commère va au contact des formes diverses de la vie : bêtes, insectes, plantes, paysages, etc., ne perdant pas de vue que nos existences appartiennent chacune singulièrement à un monde : une réalité qui nous déborde et dépasse les frontières convenues de l’humain. Irréductible cependant à toute vision systémique du monde qui l’enfermerait dans une quelconque idéologie (panthéisme, animisme, etc.).
Le « compagnonnage » de livres-éclaireurs et gardeurs d’âme pour suivre son chemin épaulèrent le poète : le Petit traité de la marche en plaine de Gustave Roud, Bêtes de Federigo Tozzi, Le Gardeur de troupeaux de Fernando Pessoa alias Alberto Caeiro dont Pascal Commère nous dit même que ce livre l’a peut-être inspiré « dans la formulation d’un de (s)es titres (Lointaine approche des troupeaux à vélo vers le soir). Livres initiatiques, telles hunes et lanternes de veille dirigeant nos chemins et les orientant (répétons-nous la devise citée plus haut de la maison d’édition des Découvreurs).
*
La Présence du poète se déploie dans les résonances que laissent ses textes dans les courants de notre sensibilité. Présence d’un homme qui sait regarder, qui sait s’arrêter, être à l’écoute, l’œil à l’affût, aux aguets, attentif, et qui accorde les actes accomplis dans sa vie aux regards de sa parole (poétique). L’une des citations en exergue, de Philippe Jaccottet, exprime à point cela : « La difficulté n’est pas d’écrire, mais de vivre de telle manière que l’écrit naisse naturellement ».
Nulle attache paysage chez le poète (« sinon par la connaissance dans l’enfance de l’univers des fermes») qui pourtant dit la terre, exprime les cultures agricoles (« les andains », « la bourrache », « les orges printanières », « les champs de colza », etc.) parce qu’il regarde, écoute, parle tout simplement de ce qu’il a vu, pour le restituer, le faire vivre dans la parole écrite et la durée fertile. Tout simplement. La puissance de sa poésie est semblable à celle d’un musicien donnant l’impression à son public de jouer facilement l’instrument auquel il s’exerce depuis des années, après des heures et des heures de travail, d’expériences, des périodes d’avancées et de recul, de doutes et de radoub pour encore, toujours, de nouveau appareiller.
Les quelques exergues qui ensemencent cette anthologie personnelle pour en fertiliser les champs de la parole poétique nous ramènent à l’air libre des insectes, de la vie naturelle, des souvenirs entomologiques et nous font venir à la bête, à la plante,
« C’est cela, et comme irrémédiable. Jaunes
à perte de vue, les colzas.
L’escourgeon qui frétille au vent du matin,
déroutant les tracés des traitements.
Cheptels au vert sur la prairie d’un coup habitée,
les mâles
mauvais garçons dans les coins qui zappent
loin des génisses laiteuses. Dardée
la trique rose qu’ils rengainent
en un clin d’œil, hardis, puis s’élancent,
écumant sans fin jusqu’au soir. Mais déjà
les grands pissenlits font la roue entre leurs sabots,
blanchissant d’un petit lait pâlot la nappe qu’aucun
pli n’altère.
(Parler de la couleur, bien sûr. – Superflu !)
(…) »
Nous sentons l’odeur des génisses laiteuses, nous touchons par les sens leur contact (pour ceux qui connaissent un peu le monde animal), nous entendons les bruits, le vent du matin, nous voyons les cheptels au vert sur la prairie… la poésie de Pascal Commère nous ouvre des fenêtres du monde parcouru au trot ou dans le galop des aléas, la quiétude des repos, la course-poursuite des proies et prédateurs, les chants de couleurs et d’oiseaux. C’est une prose poétique qui nous ouvre parfois une fenêtre : « Les Commis », « Fenêtres la nuit vient » ; un carnet de route (« D’Islande (un carnet retrouvé) » ; une comptine poétique humoristique (« De tous les animaux je serais l’âne »). Nous marchons et suivons le rythme de cette poésie sur laquelle nous calquons notre allure, prêts à la modifier comme le poète lui-même dans l’observation :
« J’ai modifié l’allure, laisse aller le fil
du temps dans le courant. Je regarde,
un bras à la portière, un arbre faire la roue
sur le goudron qui fond… Immense,
plane une buse au-dessus des prés nus.
Cela ne se fait pas d’un coup, obtempère
qui veut. L’un fauche, un autre attend
que mûrisse l’herbe haute – sans pour autant
qu’elle verse,
pleine d’un souffle porteur : haleine
mêlée à l’invisible… Quand tout s’emplit
alentour,
et ploie l’acacia neigeux sur la haie. Faut-il
accueillir la poussière, alors que le vent
soulève les orges printanières ? »
Les Aumailles se rapportent aux bêtes qu’on laissait paître l’hiver dans les forêts. Les bêtes aumailles sont des bêtes à cornes, vaches, bœufs, taureaux, le mot étant encore usité dans plusieurs contrées parmi les agriculteurs.
« Poème, ballot de pluie, j’ai regardé
les bêtes se levant et le taureau qui flaire
vers l’épais – ce qui bouge, ou qu’on croirait : »
La vie rustique passe dans le silence rangé des vieilles maisons – de « basses maisons accolées aubétail » – où « Les Commis » qui gardent le feu l’hiver, les bêtes à portée de mains, « couchent derrière leurs yeux, les égarent souvent quand ils remontent leurs visages pièce par pièce dans la glace ». Le poète revêt le tempo de cette vie rupestre de ses mots simples, réalistes ; lourds de sens. La poésie bouscule la syntaxe comme la vie aux champs, le soir ou à l’hiver de sa vie, interroge et laisse perplexes, prêtes de se pétrifier, les solitudes. Les bêtes crèvent ici, elles ne meurent pas. Les cadastres ont la délimitation des choses nommées, à leur place (« Au même endroit encore, un peu plus bas », ainsi débute « Fenêtres la nuit vient », supposant connu, reconnu le(s) lieu(x) in media res désigné(s). Car la campagne est avant tout un lieu. Lieu des bêtes, des paysans, des vieux, des « commis », etc., où vont et viennent les hommes, les femmes, les enfants, les oiseaux, le cheptel bovin, les cervidés qui « breuillent », les « fruits croulés », les mains noires, etc.
Les enjambements dans la structure formelle des poèmes figurent l’envol (cf. par ex : le poème « quand elle s’envole »), l’allure de la rondeur des jours, « Ce qui bouge » au long d’un canal (=le halage), l’agonie dans la main d’une salamandre, le rythme de la vie auprès des bêtes, l’extinction des feux de veille… Une poésie visuelle mime parfois le saut d’un batracien… (cf. in De tous les animaux je serais l’âne). Les figures de style – métonymies (ex : « les yeux, sont au bord des vitres la monnaie de pauvre des abeilles », « le front des femmes dans l’ombre est un cadastre difficile »), personnifications, réifications (ex : « Sitôt rentrés leurs visages sont du linge sale dans l’évier, ils n’ont pas de rechange»), images (ex : « Sous la lune les bêtes ont des collines sur le dos ») – amplifient la part entière et du vide, profonde, mystérieuse des êtres, des choses. Leur épaisseur s’exprime en copeaux dans le tricot textuel, à cet effet des syntagmes nominaux et la substantivation forment des volumes dans le pétrin, les bourres, le cardage du Langage. Exprimant, tentant d’extraire des carcans, de la gangue du silence, leurs parcelles secrètes. Leur part d’ombre et de frugales lueurs, sous des fronts, derrière des yeux de « taiseux ».
« Au même endroit encore, un peu plus bas. D’entre
les bêtes les regards, les maisons sans lumière assises
au fond des cours. Les chiens dorment parfois s’enfoncent
dans nos yeux – fenêtres la nuit vient ».
Pascal Commère peint des scènes de la vie quotidienne, ici rustique, à la Rembrandt. Souvent une phrase, concise, ramasse tous les éléments d’une réalité, d’une tonalité que le poète en peu de mots nous donne à voir. On entend à portée des Aumailles « le Buffet » des Poésies de Rimbaud craquer sous les poutres du temps. Reverdy en sa poésie de pain brut, noir, rôde dans les parages. Nous sommes dans le sillage des Découvreurs, à laisser avec plaisir et attrait nous visiter cette voix de passage, étrange rêve familier habité par le réel concret de nos actes, faits, paroles – la voix du Poète –, la voie « de la parole à la vie / et de la vie à / la parole » ouvert sur le seuil des Aumailles et des Hommes.
Murielle Compère-Demarcy
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