Au Temps des papillons (In the Time of the Butterflies, 2019), Julia Alvarez (parJeanne Ferron-Veillard)
Au Temps des papillons (In the Time of the Butterflies, 2019), Julia Alvarez, Métailié, 1997, version française, 350 pages
Pourquoi survivre ? Pourquoi elle et pas une autre ?
Endurer jusqu’à sa mort le deuil de ses trois sœurs, les sœurs Mirabal, ce livre est dédié à Dedé. Elle, elle a survécu. En République Dominicaine, elles sont les sœurs Mariposas. Leur nom de code. Quatre papillons vantés pour leur courage, leur beauté et leur intelligence.
Patria Mercedes Mirabal, née le 27 février 1924 en République Dominicaine, assassinée le 25 novembre 1960.
Belgica Adela Mirabal, née le 29 février 1925 en République Dominicaine, dite Dedé, décédée en 2014.
Minerva Mirabal, née le 12 mars 1926 en République Dominicaine, assassinée le 25 novembre 1960.
Maria Teresa Mirabal, née le 15 octobre 1935 en République Dominicaine, assassinée le 25 novembre 1960.
Une île empreinte. Une île symbole. Une île balafrée. Une géologie complexe où superstitions, légendes, mythes et religions sont autant de cicatrices dans le sol. Les stigmates des conflits entre la France, l’Espagne et l’Angleterre, du XVIIe siècle au XIXe siècle.
Une île qui subit, depuis son indépendance proclamée le 27 février 1844, l’ingérence des États-Unis. À moins de mille miles de la Floride, les États-Unis considèrent que cette île est dans/sur leur territoire. Comprendre le contexte pour comprendre le propos du livre. Entre 1930 et 1961, la République Dominicaine est dirigée par le dictateur Rafael Leonidas Trujillo. Allié des Américains, Trujillo impose le culte de sa personne. Il n’est pas un homme, il est le messager. Il est un prophète. Il change le nom de la capitale Santo-Domingo et la rebaptise Trujillo Ville. Il applique tous les codes du régime totalitaire. Un parti unique. Une police secrète. Répression, violence, intimidation, terreur, viols et massacres. Et de surcroît, Trujillo attise la haine contre Haïti.
En 1937, il ordonne le génocide de plus de trente mille haïtiens, prétendant que les exilés Haïtiens en République Dominicaine fomentent un coup d’état. Une île, deux pays. L’inextricable et l’insoluble. C’est vieux comme le monde. Le projet de Julia Alvarez est double. Faire connaître son île et son histoire labyrinthique. Puis, perpétuer la mémoire des sœurs Mirabal. Elle mélange les genres et les procédés. Roman, récit, essai, documentaire, journal intime. Elle démultiplie la narration. Les voix des trois sœurs. Et le témoignage, celui par lequel Dedé, la survivante, immortalise ses trois sœurs et par lequel elle cautérise ses plaies. L’auteure revendique le statut de roman qui autorise davantage, comme s’il fallait cet espace-là pour exprimer l’entière liberté d’une pensée et d’un engagement. Quatre vies. Nullement un roman historique, son propos n’est pas la véracité d’un fait mais sa teneur. Son essence. Capter les âmes des sœurs, se connecter à elles pour savoir. Savoir plutôt que croire. Pourquoi Dedé a survécu. Pourquoi l’engagement politique. Elle ajoute qu’elle a effectué de nombreuses recherches et interviews mais qu’elle n’est pas une auteure politique. Selon elle, les romans ne devraient pas se mêler de polémiques, d’arguments, d’idéologies ou de propagandes. Le roman doit laisser assez d’espace aux lecteurs, à cet exercice musculaire précisément qu’est la lecture. Non pas l’idée mais l’histoire. La conscience vient après. Après l’émotion.
Awareness doesn’t have to come out in obvious ways : in fact, it should not, or the writing becomes flat, losing its mysterious power to connect head and heart and evoke compassion.
Car c’est aussi l’histoire de Julia Alvarez. L’histoire de son père menacé, sous la menace de La 40, notoire chambre de torture. Sa famille. Il faut partir. La fuite, en 1960, l’année de l’assassinat des sœurs Mirabal. L’exil aux États-Unis. Adaptation ou assimilation. Puis, le retour en terre natale. Ou comment un sujet s’empare d’un auteur, comment une cause s’empare d’un être quitte à le déposséder de sa substance.
Les sœurs Mirabal. Un chapitre, une voix, une figure, un ton, une forme. Le champ lexical des sœurs en alternance, l’écho pour pénétrer leur mémoire. Pénétrer leurs peurs, leurs regrets, leurs aspirations. Les hontes. Le quotidien. Les croyances et les valeurs, les premières qu’il faudrait interroger, les secondes auxquelles il faudrait être dévoué. Les espoirs d’une génération dont le territoire n’a eu de cesse d’être divisé, méprisé, annexé pour ses ressources et ses identités.
La principale critique du livre est son manque de clarté quant à son positionnement, son engagement vis-à-vis du lecteur. Sa composition, laquelle malmène l’unité et l’équilibre de l’ouvrage. L’auteure veut leur redonner à chacune une légitimité, une place dans l’histoire, un ordre dans l’ouvrage. Minerva fréquente des groupes d’étudiants communistes au sein desquels les ambitions colonialistes des États-Unis sont dénoncées. Le Parti socialiste populaire qui combat la dictature. Les emprisonnements. L’enrichissement personnel de Trujillo, la spoliation des biens publics, la spoliation des biens privés. Et ses comportements condamnables auprès des femmes, auprès des mineures. Le régime manipule les femmes, il instrumentalise les corps des jeunes filles. Trujillo, dit El Jefe, les nomme « fleurs de la Nation ». Le tyran les déflore. De très jeunes femmes telle Minerva qui, lors d’un bal organisé par le régime, doit repousser ses avances. Pour Julia Alvarez, là, le point de rupture. Le déclenchement de l’engagement de Minerva d’abord, des sœurs Mirabal ensuite. S’opposer et mettre son entière existence au service de la justice et de la liberté. En dernier lieu, la sacrifier. La sienne et celle des membres de sa famille. La famille est sous surveillance. Leur père, Enrique Mirabal, est emprisonné. Les humiliations subies lors de son incarcération fragilisent sa santé. Il décède peu après. Ce père dont la figure sur la photo se craquèle. Il souffre d’alcoolisme, est-ce là un mal insulaire, il a des maîtresses, il a d’autres enfants. Minerva le rejette. Minerva prendra soin de ces frères et sœurs parce qu’elle est comme ça, parce que c’est comme ça dans les îles. Et pas seulement. Les pères, les maris, les fils. Les mères, les épouses, les filles. Tous souffrent des représentations auxquelles ils sont assujettis.
Minerva est interpellée ainsi que plusieurs de ses amies. Des femmes et des hommes sont torturés. Ils décèdent en prison. Des membres dont les familles sont issues de la bourgeoisie ou proches de Trujillo. L’église catholique se désolidarise du pouvoir. Trujillo, sous la pression, libère les femmes détenues. Au même moment les dictateurs colombien, vénézuélien et cubain sont renversés, diffusant chez les étudiants et au sein des universités l’espoir d’une démocratie possible en République Dominicaine. Le Mouvement anti-Trujillo du « 14-juin » est créé, en juin 1959. Minerva est un membre influent. Son mari. Sa sœur, Patria, son époux également. Dénoncés. La S.I.M. (Servicio de Inteligencia Militar) brise le mouvement, en décembre 1960.
Dedé. La voix qui perdure. C’est la voix d’une femme âgée, sa voix qui clôt le livre et désincarcère la parole. Les pensées les plus intimes de ses sœurs. Survivre, c’est maintenir les photos sur le mur. Les moments heureux. Elle a survécu par cela. Pour cet ordre-là sur la photo entre ses trois sœurs. « Dedé joue à la poupée avec le passé ». L’auteure aussi. Entre l’avant et l’après. La terre s’infiltre dans les murs. Les corps exécutés pour un seul mot prononcé contre Trujillo. Ou son portrait absent d’une maison. Ce qu’il faut cacher au sein de la maison. Le journal de Maria Teresa, la cadette, entre décembre et juillet 1946. Les mots d’une petite fille de neuf ans, contrainte d’enterrer son journal intime. Le détruire parce qu’elle sait déjà que les mots sont des tueurs hors de la maison. Le désenchantement. Et le portrait accroché sur le mur du salon qui se fracasse sur le sol. Elle sait que la figure tutélaire peut lui faire du mal. Ce que signifie être une femme entre 1950 et 1960.
Les sœurs, en contraste avec leur mère dont l’action sociale est son statut de mère. Son engagement, sa foi. La mère prie la Vierge. Elle pleure devant la Vierge la mort du mari, le départ des filles, la vache devenue trop vieille et toutes ces crises qui dévastent son foyer. La Vierge figée dans la pierre, immaculée surface sur laquelle des générations de femmes ont posé leurs mains, des générations de femmes dont le combat est toujours de maintenir les intérieurs. L’histoire par les femmes. « Voz del pueblo, voz del cielo ».
Dedé s’inquiète pour ses sœurs. L’engagement parce qu’elles ont vu ce dont le régime est coupable. Comment il assassine les hommes, les hommes qui sont encore des enfants, comment les familles disparaissent. Les sourires sur les photos. Et les murs derrière qui se fendent. Les lois s’ajoutent aux précédentes, aussi abjectes qu’absurdes. Toute personne vue avec, ou à côté, d’un ennemi du régime sera inculpée. Dedé ne s’engage pas, pas encore, elle s’occupe des affaires familiales. Or, c’est déjà trop tard. Ça commence par une phrase, une ligne, la rime d’un poème et cela devient un slogan qui se répète. De plus en plus fort, de plus en plus vite. Il soulève les corps. Il enflamme les consciences. Il fait trembler le sol. Il lézarde les maisons. Il dépasse les êtres et agrandit leur existence. Il les fracasse sur le sol.
Les époux des sœurs Mirabal sont maintenus incarcérés à la prison de Puerto Plata. Chaque semaine, elles conduisent pour leur rendre visite. Une route sinueuse bordant un précipice. Maquiller un crime en accident de la route est une méthode classique du régime. Minerva le sait, Patria le pressent, Maria Tereza croit en leurs destins. Iconiques. Elles décèdent ensemble le 25 novembre 1960. Avec leur chauffeur. Leur véhicule, arrêté par des rafales de balles, elles sont assassinées à la machette. Leurs corps replacés dans le véhicule, les corps au pied de la falaise. Six mois plus tard, Trujillo est assassiné. Les États-Unis ont utilisé les anti-Trujillo pour l’exécuter. C’est vieux comme le monde, n’est-ce pas, c’est comme ça en politique ou en affaires, ce sont les méthodes des hommes.
Quatre sœurs. Les trois voix réunies en un seul chapitre désormais. Quatre femmes ont modifié le sort d’une île. Juste un battement d’aile ou la vie d’un papillon. Les sœurs Mirabal ont été assassinées or elles ne sont pas mortes. Dedé a survécu. Et c’est elle qui est morte, le 25 novembre 1960.
Le jour du 25 novembre est désormais proclamé comme étant la Journée internationale pour l’élimination de la violence, à l’égard des femmes.
Poursuivre avec d’autres lectures cette analyse implicite de l’auteure : comment avec la complicité des Américains, Trujillo a été « installé », maintenu puis éliminé, générant une importante diaspora notamment aux États-Unis. Comment les habitants d’une île ont dû apprendre l’assimilation « par » l’exil, au sein de ce pays qui n’a eu de cesse de vouloir l’absorber. Lire, entre autres : The Brief Wondrous Life of Oscar Wao, de Junot Diaz ; Vivas en su jardin, de Dedé Mirabal ; The Feast of the Goat, de Mario Vargas Llosa. Voir le film, In the Time of the Butterflies, de Mariono Barroso avec Salma Hayek.
Sandrine-Jeanne Ferron
Julia Alvarez est née en République Dominicaine, île qu’elle doit quitter en 1960, à l’âge de dix ans pour les États-Unis parce que sa famille est menacée par le dictateur Trujillo. Elle est l’auteure de trois essais, de six romans, onze livres pour enfants et trois recueils de poèmes. Elle a reçu de nombreux Prix dont 2013 National Medal of Arts.
- Vu: 848