Au pipirite chantant, Jean Métellus (par Patryck Froissart)
Au pipirite chantant, Jean Métellus, Collection Poche Maurice Nadeau, septembre 2022, 190 pages, 9,90 €
Edition: Editions Maurice Nadeau
Publiée initialement en 1978 par Maurice Nadeau, cette œuvre essentielle du poète haïtien Jean Métellus vient d’être rééditée, avec une introduction de Claude Mouchard, dans l’élégante et toute nouvelle Collection de Poche que Gilles Nadeau et Laure de Lestrange ont récemment créée. Faite de textes de longueur très inégale, dont un poème d’un seul tenant sur pas moins de cinquante-cinq pages, l’œuvre chante récurremment, de manière obsédante, tout au long de diverses autres thématiques, l’éloge du « mot », du terme, du vocable, du lexème, à quoi le poète voue un culte incessamment réaffirmé. En écho à la voix primordiale du pipirite, cet oiseau de bon augure qui, premier à lancer son chant au bout de la nuit, annonce l’advenue de la lumière, l’auteur pare le mot, cet « attribut » originel qui fait foncièrement de l’homme un être humain, de toutes les qualités, de tous les statuts, de toutes les potentialités, et le voit à la source de toutes les fonctions existentielles, l’usage pouvant en être fait pour le meilleur comme pour le pire. Projeté à la face et à l’intérieur du monde par le poète, le mot, personnifié, incarné, devenu être vivant, ayant acquis sa propre autonomie, est, métonymiquement, ici, un actant social.
Et par la bouche des loas les mots s’exhortaient au discours, à la domination, à la guérison, à la révolution.
Coiffés de coloris, flanqués de lianes, nus, enfin vivants, ils exhibaient les secrets des hommes, ils exhumaient les alluvions tumultueuses de la mémoire.
Pouvoir qui trouve ses limites, concède cependant humblement le poète, dans toute tentative de traduire la perfection de la nature, et particulièrement cette nature insulaire, du moins ce qu’il en reste, au sein de quoi l’auteur est né et s’est réalisé.
Les mots de jonc, de jaspe et de jasmin jamais ne pourront reproduire l’arbuste et ses fleurs, leurs tons et leurs couleurs.
Mais expressément pouvoir de lutte, de combat, de militantisme, de révolte, de rébellion. Car Métellus, poète de la négritude, met farouchement, âprement, acerbement le mot, la langue, la poésie en somme, au service de la cause qu’il défend de toute la puissance de sa voix : le recouvrement de la dignité, passant par la reconnaissance de l’identité culturelle, de l’africanité originelle, de l’homme et de la femme haïtiens.
Ainsi s’insurge-t-il contre la religion imposée par les armes à ses ancêtres africains, dépossédés violemment de leurs dieux (qu’il exhorte, par invocations régulières, à se réapproprier leur statut originel) avant, pendant et après les rafles et déportations esclavagistes de masse : « Les églises passeront mais le Vaudou ne passera pas ».
[…]
Les alliances d’âmes armées ont horrifié tes dieux
Et les gencives de Rome jouissaient
De ces orages odieux
Qui éclataient tes mânes et qui les enfouissaient
Rome l’infidèle, Rome charnière des charniers
Dans le sillon des lataniers avait pris des couleurs de cachiman
Dans des sermons déboutonnés
C’est au nom de la tiare, s’écrie un curé de la cathédrale
Ainsi se remémore-t-il, plaie béante en son âme, en sa chair, l’impardonnable blessure de l’arrachement, du déracinement :
Te rappelles-tu le long voyage de tes enfants ?
[…]
Ils étaient côtes contre côtes bien arrimés
Et ils se regardaient
Et ils mandaient la vie et la mort
Dans la même langue sans se comprendre
Et ils vivaient l’enfer, l’enfer.
Ainsi dénonce-t-il, évocation qui lui déchire les entrailles, la criminelle entreprise d’expansion coloniale, hégémonique de l’occident européen :
Et les souvenirs torturaient leur raison et la raison de vivre
et la raison déraisonnable
et la science de Colomb le grand navigateur
oh ! Capitaine ! Directeur de massacres humains
Assassin de mes pulsations
Cauchemar de mes paupières de nègre
Termite de mes racines humaines
Nous voyagions par milliers, le dos courbé, la corde au cou, les chaînes au pied, les yeux calés au fond d’un bateau
Entre les multiples évocations, douloureuses, d’un passé marqué par la servilité contrainte, les humiliations, l’acculturation, les sévices, le génocide, l’auteur revient cependant sans cesse au présent d’un peuple, d’un pays auquel il est viscéralement, passionnément attaché, encore et toujours empreint de misère, de souffrance, de violence, de lutte pour la vie. Les anciens maîtres ont été remplacés, l’esclavage institué n’est plus, mais, dans la cadre d’une illusoire indépendance, d’une fausse démocratie,
(Nous désignons nos hommes d’Etat, nos gouvernants
Et nous voilà meurtris, dévorés par nos choix),
le sort du paysan, le quotidien de la femme, la vie précaire de l’enfant, et globalement l’existence tourmentée des Haïtiens sont soumis, tout aussi cruellement, à la rapacité et à la soif de domination et d’exploitation d’une caste locale elle-même au service d’un oppresseur supranational que le poète engagé nomme sans équivoque « le capital » et contre quoi il clame la révolte, par la voix, entre autres, de l’arbre à pain :
Ma peau, ma chair, lumière
Ma grandeur et ma houppe
Tige agreste de l’été, cime frondescente et touffue
Les voilà prêtes à la révolution
Je dis oui au souffle des Caraïbes
Je trafiquerai de la violence
[…]
Je protégerai les outrés et les insoumis, les indignés et les émeutiers
Mes fruits par grappes se livreront
La glèbe entière fourmillera de graines et de drupes
Je serai le bras des mutins, le glaive des indigents
Et sur tout homme et sur toute vie je répondrai l’arôme salace des grandes insurrections
De ces cent-quatre-vingts pages d’un foisonnement poétique aux multiples tonalités de plaintes, d’accusations, de colères, de souffrances, d’amour, d’hommages, d’éloges, de souvenirs personnels, de rappels historiques, d’aspirations à la reconnaissance, voire à la renaissance, des racines, traditions, cultures et cultes ancestraux, émane un thème obsédant : l’amour de la patrie haïtienne.
« Émigré haïtien, je n’ai jamais quitté Haïti et Haïti ne m’a jamais quitté », affirme lui-même Jean Métellus dans son premier essai en 1987, Haïti, une nation pathétique.
Patryck Froissart
Jean Métellus est né le 30 avril 1937 à Jacmel (Haïti). Il est décédé le 4 janvier 2014 à Paris. Après des études secondaires au Lycée Pinchinat de Jacmel, il est professeur de mathématiques de 1957 à 1959. Entamant des études de médecine à la Faculté de Médecine de Paris, il devient Docteur en Médecine en 1970. Sa passion de la langue le conduit vers un Doctorat en linguistique en 1975. Neurologue dans un hôpital parisien, il mène de front son activité professionnelle principale et une activité littéraire importante. Membre de nombreuses sociétés littéraires, GEL (Groupe d’Etudes du Langage), Université Paris-XII, GRAAL (Groupe de Recherches sur les Apprentissages et les Altérations du Langage), Société Moreau de Tours, il participe au jury de nombreux Prix et reçoit lui-même de nombreuses distinctions : Chevalier dans l’Ordre des Arts et des Lettres en 1986, Prix André Barré de l’Académie Française en 1982, Prix de la Fondation Roland de Jouvenel de l’Académie Française en 1984, Prix du concours poétique du Jasmin d’Argent (Société Littéraire de l’Agenais) en 1986, Prix Littéraire de l’APLER (Association du Prix Littéraire Emile Roux) en 1991. Il est l’auteur de poèmes, de romans, de pièces de théâtre et d’essais.
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