Au nom des Indiens, Une histoire de l’évangélisation en Amérique espagnole, Bernard Lavallé
Au nom des Indiens, Une histoire de l’évangélisation en Amérique espagnole, octobre 2014, 432 pages, 29 €
Ecrivain(s): Bernard Lavallé Edition: Payot
Les relations historiques réservent quelquefois des présentations qui défient une logique très conventionnelle. Certains usages sémantiques qualifiant des situations globales procurent également ce sentiment. Ainsi, pour la vieille Espagne du Moyen Âge finissant, et par un étrange concours d’appellations, la Reconquête précéda-t-elle assurément la Conquête. Manière en quoi le Musulman almohade y perdit d’ailleurs aussi son latin. Charles Quint, un souverain qui, par comble, ne parlait pas un traitre mot de la langue de ses sujets, deviendrait ensuite et pourtant le premier monarque fédérant les Espagnols sous sa couronne. Egalement, désignerait-on sans tarder par « Indes » le continent américain. Colomb, un Génois alors plutôt italien, serait à cette occasion le tout premier conquérant ibérique, et sa nouvelle route des épices serait autrement celle de l’or. Si l’on considère cette fois le cas d’Eglise durant ces mêmes chroniques, tout aussi renversé pourrait se voir un certain agencement des choses et, pour ainsi dire même, l’ordre des ordres.
Dans son magnifique ouvrage, l’historien et spécialiste de l’ère coloniale post colombienne Bernard Lavallé délivre sur cet aspect religieux original un exceptionnel rapport d’analyses documentaires. Trois siècles d’évangélisation commanditée outre-Atlantique par la puissante et très catholique Espagne donnent ainsi voies aux chapitres de sa passionnante exploration.
Non point mystères de l’Atlantide, ceux de l’Atlantique deviendraient plutôt les secrets révélés d’un eldorado-éden sur lequel, au départ de Séville et à la charnière de la Renaissance, un Colomb, puis un Cortés et un Pizarro s’en iraient soigner leurs inhibitions spéciales. Merveilleuse providence alors que cette énigme soudain percée au bout des mers, celle post-aquatique et enfin limpide des Indes occidentales, de la Nouvelle Espagne ou de Nouvelle Castille. Les soifs s’y étancheraient sans grand filtre ni modération excessive. Besoins de domination, désirs de richesses, fièvres d’or et de territoires, sûrement même pour le premier colon au nom francisé évocateur : espérance d’un monde heureux. Mais surtout bientôt, avidité irrépressible pour des chrétiens aux âmes d’apôtres : soif d’évangélisation. Aubaine alors que ces indigènes trouvés là en si grand nombre. Isabelle la Catholique leur dédierait sans retard les trésors de la foi chrétienne et de la Révélation christique. Immense cadeau… dont un pape argentin signalerait peut-être, à terme et après bon nombre d’odieux crimes poursuivis contre eux, toute la valeur finale ?
Ils appartiennent à un corps ecclésiastique qui fait déjà ou fera bientôt d’eux les champions de la mission apostolique. L’époque qui les recense est aussi celle où l’Espagne multiplie sa population de professionnels de la foi. Mais, au sud de l’Europe, ceux que l’on désigne en ce début du XVIe siècle sous l’appellation collective de Religiosos (les religieux) distinguent plutôt formellement les membres du clergé régulier. Par les ordres au sein desquels leurs vœux ont été prononcés, dominicains, franciscains, mercédaires ou augustins rappellent ainsi les congrégations insoumises à l’Ordinaire bientôt les plus en vue dans le clergé, et en tout cas pour le moment les plus dynamiques. De ce temps où la péninsule des Ibères réalise sa prodigieuse extension territoriale au sol américain, les séculiers paraissent en effet notablement rater le ponton sévillan d’embarcadère. Sans nul doute parce que la volonté du prince espagnol Ferdinand fut, au départ des expéditions atlantiques, d’assigner aux conquêtes une portée non seulement militaire et politique mais aussi théologique, s’explique alors la vive nuée de ces prédicateurs du ressort régulier envoyée sous mandat officiel à la conversion du Nouveau Monde. Depuis laReconquista, l’Eglise romaine ne concédait-elle pas d’ailleurs aux princes catholiques espagnols et sous définition de « Patronato Real » tout chapeautage en matière de conquête civile ou religieuse ? Déconcertants seront pourtant bientôt les impacts qu’auront ces délicats mélanges des disciplines sur les événements portés au-delà des mers. Un dilemme surviendrait en effet, que traduit d’entrée l’auteur par cette formule :
« Au contact des masses indiennes, les religieux durent devenir, dans le meilleur des cas, les missionnaires du possible au sein d’un monde où leur idéal était sans cesse confronté aux risques et aux rapports de domination et d’exploitation issus de la Conquête. Les décalages parfois évidents entre le message évangélique et la réalité coloniale n’en furent que plus criants ».
Qui sont-ils alors vraiment, ces religieux européens hypothétiquement attachés à la Règle et à la célébration quotidienne des heures canoniques, non plus à l’intérieur des cloîtres mais débarqués parmi le siècle aux Amériques, souvent tout au côté du Conquistador le plus acerbe ?
« Tous les religieux partis évangéliser les populations indiennes n’étaient pas forcément des hommes d’exception » (p.129).
« La plupart des dominicains qui accompagnaient Pizarro dans sa conquête de l’Empire inca ne tardèrent pas à rebrousser chemin, sans doute refroidis par les incertitudes et les dangers de la tâche qui les attendait » (p.130).
Même plus tardifs, les recrutements en Europe donneraient une curieuse image.
« Ceux-là non plus n’étaient pas toujours les plus capables, surtout lorsqu’il s’agissait de candidats prenant l’habit en quelque sorte par défaut pour trouver une solution à leurs problèmes matériels : anciens soldats sans avenir, commerçants ruinés, émigrants déçus, et même des personnes recherchées par la justice » (p.179).
Etonnantes vocations en effet !
De l’évêque ils n’auront cure, et de cure paroissiale ils n’auront guère la charge, nous dit l’auteur de leur examen statutaire. Ils relevaient au départ des ordres mendiants que façonna le Moyen Âge dans sa gestation toute féodale, suggère encore le rapporteur de leur devenir américain. Pauvreté, chasteté, piété ou vie sobre ne seraient cependant plus du même impératif qu’au temps du lointain Benoît, initiateur de la Règle en général, et sûrement pas plus qu’au temps du très ascétique François d’Assise. Les Réguliers encadreraient en majorité des paroisses où, sur la volonté politique espagnole, seraient alors entassés des Indiens conquis (parfois nomades antérieurement). On les honorerait cependant du titre formidable de catéchumènes tout afin de recevoir, sous forme d’un baptême devant dissoudre leurs vices naturels, les prodiges de la réhabilitation chrétienne. Prédicateur royal, le dominicain Bernardo de Mesa se prononçait de façon ferme sur la question, où il « insistait beaucoup plus sur l’oisiveté des Indiens d’où provenaient tous leurs maux. Il la jugeait incompatible avec la liberté absolue, concluait sur la nécessaire restriction de celle-ci et envisageait une sorte de servitude seule capable de contenir leurs vicieuses inclinations et de les obliger à être industrieux » (p.22-23). Oisiveté, mère de tous les tours de vis, alors ?
Peu rassurante se voit pourtant rapidement la réalité bientôt partout instaurée sous la férule complice d’ecclésiastiques présumés garants de morale et défenseurs de considérations humanitaires : « Les Indiens étaient requis de se soumettre pour leur évangélisation à la Couronne, en échange de leur protection, sinon le roi leur annonçait les pires châtiments ». Du nord Mexicain et des abords de Monterrey jusqu’au sud andin et Santiago du Chili en passant par la Bolivie et le Pérou, fleurirent alors ces doctrinas en lesquelles, dans le contexte décrit plus haut et à un degré paradoxal plus ou moins élevé, sévirent ainsi les zélés dispensateurs d’une félicité enseignée sur mesure. Egalement par le biais des encomiendas, propriétés où étaient mis au travail les esclaves indiens, le bonheur deviendrait rapidement celui du colon, premier bénéficiaire économique de l’asservissement pratiqué là sans état d’âme, mais dont s’accommoda le plus souvent aussi le religieux par profit matériel…
Bernard Lavallé a beau insister sur la différence des consciences d’hommes diversement employées à ces conversions durant trois siècles d’évangélisation des Indiens autochtones, une précautionneuse distance d’analyse historiographique ne saurait garder nos répulsions rétrospectives pour ce dévoiement éthique sordide et manifeste, à peu de choses près uniquement commandé par la cupidité humaine, y compris camouflée derrière les apparats moraux. Non point d’ailleurs inconsciente de ces déviances, la clergie d’alors ne manqua pas de s’en offusquer parfois au grand jour et tout en dépit des coercitions menaçantes. Ainsi, dès 1590 à Charcas (Bolivie), la déclaration outrée du chantre de la cathédrale Diego Felipe de Molina ne nous laisse guère imaginer que son témoignage traduisait une totale exception : « En général, dans les doctrinas, les religieux transforment en leur contraire les trois vœux d’obéissance, pauvreté et chasteté, d’une manière si publique, si dissolue et si scandaleuse que c’est à désespérer ».
Un Bartolomé de Las Casas, assurément à ses côtés un Vitoria, universitaire dominicain de première valeur, et si ce n’est tellement d’Indiens, auront au moins sauvé l’honneur moral du religieux depuis le long combat de l’école du droit naturel défendu notamment côté dominicain. Aussi bien peut-être, les pères jésuites aux interventions plus tardives sur le terrain mais auxquels l’auteur consacre un pan entier de son étude, donneront-ils au final ce sentiment que tous les professionnels de la croyance n’étaient pas démunis d’esprit bienveillant ou de cœur dans le contexte de la colonisation des Amériques. Grâce à la réunion d’une somme phénoménale d’informations touchant aux institutions mises en place (Conseil des Indes, Audiencia Real…, vice-royauté, diocèse, etc.), à la description de l’évolution sociale survenue lentement outre-Atlantique et où le Créole remplit un rôle bientôt fort important, où des religieuses font également une apparition singulière, où enfin naissent au fil de trois siècles les traits d’un particularisme continental et culturel fascinant, Bernard Lavallé peut être assuré de rapporter ici à ses lecteurs le bénéfice d’un profond éclairage. Combien serons-nous alors, en refermant un tel dossier incitatif et saisissant, à vouloir lire ou relire bientôt pleins de ferveur nouvelle mais au degré d’une immersion moins savamment technique, Jean-Claude Carrière et sa fantastiqueControverse de Valladolid, la Très brève relation de la destruction des Indes de Las Casas ou peut-être encore L’Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle Espagne du très énigmatique Bernal Diaz del Castillo ?
Chapeau bas à l’historien et au rassembleur d’éléments documentaires qui sont une fantastique dédicace à la souffrance séculaire du monde hispano-américain.
Vincent Robin
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