Au jour le jour, Paul Vacca
Au jour le jour, Février 2017, 379 p. 19,50 €
Ecrivain(s): Paul Vacca Edition: Belfond
« Sue, comme Eugène ? » demandait Simone-la dame de la poste, dans ce « télégramme » qu’on a tous dans l’oreille, tandis que la voix – unique – d’Yves répondait, légèrement agacée devant l’évidence : « Oui, Eugène Sue ».
Il y a comme ça des références tellement inscrites en nous – une langue, un passeport transgénérationnel, qu’en effet, ça va de soi. Eugène Sue – Les mystères de Paris, en sont. En même temps, difficile de ne pas convenir que ce genre de rivière, à force d’être souterraine, peut disparaître. Cherchez donc dans un manuel scolaire ; plus aucune trace des « mystères and co » ; tentez un micro trottoir – tranche des 14/18 ans : qui était Eugène Sue ?
D’où peut-être – en plus de l’indéniable et cabriolant talent de son auteur – l’intérêt, l’utilité même de cet Au jour le jour dont le titre claque comme feuilleton en page de journal, loin, dans le siècle d’avant le dernier, tout en étalant insolemment, une paradoxale modernité.
Car ce livre est à part, tout en brassant un pan connu comme loup blanc de littérature. A part, parce qu’il a décidé – l’auteur, ou le récit seul, ligne après ligne, qu’on allait raconter – sauce si particulière du feuilleton, une vie, celle d’Eugène Sue, mais pas vraiment sa biographie, pas totalement, pas comme le veut l’usage. A peine l’Histoire passe-t-elle le museau, qu’on sent qu’on s’en libère : un croisé constant, tel tissu sur métier, de vrai, et de roman pur. D’inventions, juste ce qu’il faut de probable – cuisine fine et ajustée ; et ça et là – un petit bonheur de chasse – des anachronismes diffusant la saveur d’épices supplémentaires (le Milord de Piaf s’invite dans Eugène… « des sandwiches ? Deux jambon-beurre, tout simples – avec des cornichons et quelque chose de léger, un Beaujolais Saint Amour… et ça finit par aller dancing in the rain »).
Loufoque, drôle, enlevé et… passionnant comme feuilleton – il faut nous voir tourner les pages ! ces « mystères d’Eugène ». D’abord escalader la chose par la face, classique, de cet énergumène, fils de bourgeois parisien, docteur honoris causa de la faculté de médecine, nanti et pas mal austère ; cet Eugène, épris de tout autre chose, dandy dans ses façons, dépenses, amours et passions, littéraires, comme il sied à l’époque. On l’accompagne, tel Frédéric Bazille, l’impressionniste et sa palette, tel Molière, préférant le théâtre aux rails bien tracés des tapissiers. Comment ne pas aimer ces révoltés, ces insoumis de tous poils ; notre honneur, quelque part, à tous, enfants de père ou mère faits d’une autre essence : « tout au fond du couloir, une silhouette filiforme coupait le contre jour comme une lame… une voix lugubre faite de bois sec… ».
S’immerger – un vrai documentaire, dans ce monde si particulier du feuilleton des journaux des dernières décennies du XIXe siècle. Mélange (l’atmosphère des cuisines d’un grand resto) de crève-la-faim à l’affût de tant par page, d’en partance pour le génie littéraire supposé à venir, saturés de jalousie et maîtres en chausse-trappe, de chaude camaraderie quasi syndicale. Le feuilleton, un sous-genre, dont on sent aujourd’hui qu’il est un genre, populaire, avec des codes dont Umberto Eco s’est fait par la suite l’analyste. Le style d’Eugène ? « Versez un premier tiers d’aventures et d’exotisme chiné outre Atlantique dans les romans maritimes de Cooper ; ajoutez-y un autre tiers de romantisme profond puisé chez Goethe ; remplissez le dernier tiers avec des sentiments noirs et hautains parfumés du dandysme made in England de His Majesty Lord Byron ; adjoignez de grosses pincées de cynisme pur, de choque bourgeois ; quelques zestes d’érotisme cru… secouez dans un style à l’emporte pièce. Versez » (on ajoutera : dégustez à la paille).
Risquez-vous ensuite, dans les chemins et crevasses mortifères de cette étrange montagne, en arpentant les « Mystères de Paris » eux-mêmes : d’abord mis en scène ; quelques beaux extraits, les personnages ressuscités (on se sent obligé d’aller revérifier leurs noms – ce sont bien eux !). « Un tapis-franc en argot de vol ou de meurtre signifie un estaminet du plus bas étage ». Voyage halluciné dans les bas-fonds de Paris (et de nos lectures d’enfance, convoquées comme en écho constant, mais constamment étonnés) ; rue après rue, les amoureux de la capitale, pourront partir du reste, le livre à la main, en reconnaissance dans cette géographie. Et puis, Eugène, l’auteur, qui vit avec ses personnages des aventures de cape et d’épée revisitées ; le chourineur, la goualeuse, et – feuilletonisme oblige, la jeune et fragile égérie, cette Fleur de Marie, l’ouvrière, dont – est-ce si étonnant – s’entiche Eugène, le bourgeois. Allers-retours cul par-dessus tête, manège délicieux, que ces pages dedans le vil et sombre Paris, où bat évidemment le vrai cœur des choses, alternant avec la surface, de l’écriture « au jour le jour » et de la sociologie du Paris bourgeois.
Et puis, ne pas rater – surtout pas – la face morale du récit : cette société d’argent et d’avoirs très embourgeoisés, donc un brin austères, bien que fort lettrés, que bouscule un peuple (on est juste autour de 1848) qui chante « socialiiiiiiiiiiiiiiiste » et cite déjà (foin de la chronologie) Marx et la lutte des classes…
Quel voyage ! Par moments, des flashs des meilleurs « Retour vers le futur ». Une régalade de livre, et une envie de replonger au fond de la malle du grenier, des fois qu’un vieux « Mystères » y couverait encore la poussière…
Martine L Petauton
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