Au départ d’Atocha, Ben Lerner
Au départ d’Atocha, traduit de l’anglais (USA) par Jakuta Alikavazovic, février 2014, 206 pages, 21 €
Ecrivain(s): Ben Lerner Edition: L'Olivier (Seuil)
« Le héros de Ben Lerner restera une voix incontestablement singulière… ». C’en est une autre, inoubliable – celle de Paul Auster – qui le dit. On a envie de lui faire confiance en mettant le pied dans ce livre « singulier ». On ne le regrette pas !
L’histoire tient dans le sac de voyage vite bouclé que le héros traîne partout avec lui. Un américain – époque Bush 2 – est en résidence à l’ombre d’une confortable bourse (et de la carte bleue – pour urgences – de papa, maman) à Madrid. Il est enregistré « poète » et doit au bout de son année maîtriser l’Espagnol. Il loge quelque part au-dessus de la Plaza Santa Ana, boit à toute heure, grappille des tortillas, et surtout fume des joints. Un remake littéraire de L’auberge espagnole, avec Romain Duris dans le rôle-titre ? Pertinent, souventes fois ; en moins léger, pourtant ! Car, important, aussi, le gars est bipolaire sujet aux crises d’angoisse, et ne fait rien sans « ses pilules blanches… après des heures à réécrire des poèmes, je fondais soudain en larmes, le visage enfoui dans une serviette pour ne pas déranger les voisins, ou, en sortant pour acheter des cigarettes, du vin ou du shit, je ressentais un léger clivage et le monde s’incurvait aux angles ». Voilà l’histoire.
Le récit de notre américain – Adam – c’est autre chose. Et c’est la magie de ce livre. Un millefeuille compliqué en tout, qui se dérobe et s’offre à la fois : une séduction de livre ! récit, contexte, sentiments, ressentis aux contours brisés. Des vitres, des miroirs. Où se place le curseur ? Ainsi, le bonhomme n’est pas net ; où est sa vraie vie ? Sa volonté ? Son passé ? Que dire de ses talents réels ou supposés ? L’aime-t-on, ce héros, en sait-on même quelque chose ? Tout flou, et un peu fou, tout ça ! Et ce qu’il nous raconte. On hésite : un livre-voyage (le mot « départ » est là, dès le titre) et trains (déplacements à tout va, à travers l’Espagne, de Tolède à Grenade et Barcelone), qui sonne un peu comme un road movie – particulier ! : « chaque phrase se mit à mimer le rythme du train et le train se mit lui-même à mimer les phrases, et soudain, je me sentis contemporain de la syntaxe ».
Un livre-vie bien intérieur qui nous donne à entendre – et avec quelles précisions d’horloger – les ressentis mélancoliques et à vif de notre américain de passage ? Un atterrissage en plein réel/année 2004 ; attentats de la gare d’Atocha de Madrid ; les 200 morts pulvérisés ; la vie politique qui vire à la vitesse de la lumière, butant sur des icebergs d’importance : le mensonge, le pouvoir… Tout ça – mélangé ou convoqué – sourd, bien entendu, à un moment ou un autre du roman, mais – il m’a semblé surtout – un livre-langue (et un hommage marqué aux mots, aux signifiants, aux accents, à la poésie, Lerner oblige), un bouquin-pont, hésitant entre les deux rives de la rivière : le Kansas, et la chaude famille là-bas ; la rudesse éclatante de l’Espagne, ici ; entre là, et là-bas, éternel et douloureux entre deux ; l’incapacité de se poser, et bien sûr, de choisir. Constant tricotage. Adam hésite ou tergiverse d’un bout à l’autre : « si je restais en Espagne ? », retourner là-bas – ventre de la mère, compris ?
Les pages sont autant de tissage ; trame et chaîne. Entremêlées. Histoire et géopolitique d’abord, en fond : l’Amérique et ses certitudes chancelantes ; le contexte post-11 Septembre et guerre d’Irak (Adam a quitté l’Amérique après la tragédie) ranimé par ce post-11 Mars madrilène. Étrange pont. L’Espagne, plus dynamique et animée, au carrefour de sa movida post-franquiste et de l’ombre portée de l’Histoire de sa guerre civile (dont l’étude fait partie des obligations d’Adam ; qu’on ne verra jamais, arlésienne à l’accent de Madrid). Non moins important, un tissage identique balaye Adam lui-même ; danse du rigodon ; un pas en avant, deux pas… respecter les termes de son contrat de résidence ; fréquenter les musées (et y vivre de profondes « expériences esthétiques » hilarantes), faire ses recherches, « poétiser » et avancer ses traductions bilingues, et surtout, progresser en espagnol ! Mais – rythme bipolaire aidant – se lever tard, traîner, repousser à demain toutes les contraintes, voir les filles, fumer un joint… et deux pas en arrière, un pas en…
Comme le veut sa personnalité (et sa pathologie), Adam est derrière la vitre de la vie, qu’il regarde et subit, plus qu’il n’agit – Madrid, le vécu espagnol, les discussions des copains en prise avec le réel, les manifs, Atocha ce jour de Mars. En parallèle, il marche, drôle de type en pointillés, en marge de sa vie : silencieux, réservé, mutique souvent : « je prétendais vouloir privilégier mon apprentissage de l’espagnol, mais en réalité, je souhaitais surtout ménager la possibilité de contresens et de malentendus, pour garantir, voire amplifier mon mystère… » (ou – pourrait-on dire aussi – ses faiblesses et ses failles). De la langue comme avatar de son moi ?
Deux femmes – un peu l’Espagne actuelle, dont elles seraient ce lien rêve/réel – animent en silhouettes japonaises ce « de l’autre côté de la vitre ». Magnifiques et mystérieuses, à la fois très éclairées et dans l’ombre. Isabel et Térésa. Passent des relations fortes, beaucoup de jalousie mal décryptée, du désir, et pas mal de regrets ; « tu as cette façon de passer, sans transition apparente, de ton luxueux appartement à une manifestation de rue… je ne connais personne d’aussi gracieux et versatile que toi… je ne pourrai pas te duper très longtemps et tu vas te lasser… ».
Livre dans le livre – millefeuille oblige, les poèmes d’Ashbery sont au fond du sac : « on sentait la texture du temps qui passe ; un train fantôme, la machine à bruit blanc de l’existence… ». Ben Lerner termine en disant que son titre Au départ d’Atocha commence un poème d’Ashbery de 1962…
Des poupées gigognes, donc, jusqu’à la dernière ligne de ce livre et de son héros « singuliers ».
Martine L Petauton
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