Au-delà du fleuve et sous les arbres, Ernest Hemingway (par Léon-Marc Levy)
Au-delà du fleuve et sous les arbres (Across The River And Into the Trees, 1950), trad. américain, Paule de Beaumont, 347 pages
Ecrivain(s): Ernest Hemingway Edition: Folio (Gallimard)L’autre mort à Venise
L’infinie mélancolie qui reste au cœur après la lecture de ce roman tient certes au désespoir de son principal personnage mais aussi à une Venise trouble, fantomatique, hantée par ses lieux mythiques traversés et retraversés ici ; le Harry’s, le Florian, le Palais Gritti, la Piazza San Marco, sont le décor et la métaphore de ce dernier chemin du colonel vieillissant, rongé par les souvenirs de la Guerre et son amour pour la jeune et belle Renata.
Hemingway utilise un flux de conscience décalé dont le héros n’est pas le narrateur. Et la structure de ce roman repose largement sur le support narratif de ce flux : le dialogue, époustouflant de maîtrise, véhicule de l’amour, de la détresse, des regrets, des blessures du corps et du cœur du colonel. Renata est son Autre, celle par qui le discours advient à son esprit et sa mémoire. Renata est son inconscient, son discours inversé qui le renvoie à lui-même : à son désespoir elle oppose sa confiance et son optimisme, à sa réserve son enthousiasme, à sa volonté d’oubli la demande de souvenirs précis et détaillés. La jeune fille fait naître du vieux soldat l’histoire de sa douleur, comme une catharsis vivante et tendre.
Cet amour insolite et brûlant n’échappe en rien au modèle de l’amour en Occident tel que l’a magnifiquement analysé Denis de Rougemont. D’emblée il est donné comme impossible, fragile, douloureux. Tristan et Yseut, Romeo et Juliette, ou, pour rester au plus près de Venise, Desdémone et Othello, ne sont pas loin, regardant du lieu de leur tragédie la liaison du colonel et de Renata.
Venise. Loin des clichés touristiques, froide et venteuse, indifférente aux passions humaines et absente à tout romantisme. Même les richesses artistiques et architecturales y sont oubliées, voire moquées comme par le chauffeur du colonel :
[…] Et j’en ai tant regardé de ces madones qu’elles ont commencé à me sortir par les trous de nez. Vous savez, mon colonel, un type qui n’est pas prévenu au sujet de ces peintures, tout ce qu’il y voit, c’est une flopée de madones et ça lui tape sur le coco. Moi, j’ai ma théorie, vous savez laquelle ? Vous les connaissez, comme ils raffolent des bambini par ici, et moins ils ont à bouffer, plus ils ont de bambini et plus ils en attendent ? Eh bien, je crois que ces peintres devaient être des adorateurs de bambini comme tous les Italiens.
Tout au long du roman d’ailleurs, Hemingway règle des comptes avec l’Italie et son histoire, retrouvant les accents de ses engagements antifascistes des années 30. C’est Gabriele d’Annunzio qui, entre autres, fait les frais de son ironie.
[…] Ecrivain, poète, héros national, inventeur de la phraséologie fasciste, égotiste macabre, aviateur, commandant, ou quelque chose à bord de la première vedette rapide lance-torpilles, lieutenant-colonel d’infanterie sans jamais avoir su commander convenablement une compagnie ou une section, le grand, le délicieux écrivain de Notturno que nous respectons, et un pauvre con.
Le colonel est l’histoire et la mémoire d’un corps, une main déchirée, des muscles et une peau desséchés, un corps qui porte les années, les épreuves de la guerre, les regrets d’une vie. La jeune fille, là encore, est l’Autre : le corps jeune, vibrant, éblouissant, qui est pour le colonel source de jouvence illusoire et fugace, avant qu’il ne laisse le désespoir reprendre sa place. Le colonel l’embrassa et sentit le corps jeune et souple, long et bien bâti, contre le sien, qui était dur et de qualité mais tout déglingué. Tout baiser est un chemin béni mais limité par le désespoir, comme la métaphore d’une vie qui arrive au bout. Il l’embrassa et c’était pire que du désespoir. La mort semble planer sans cesse dans Venise, dans l’amour de cette jeune fille et cet homme vieillissant, sur tout être et sur toute chose. Hemingway insuffle la mort sans jamais en parler vraiment : c’est un verbe, une ombre, qui sourd au coin d’une phrase de Renata, d’une remarque du Gran Maestro qui les sert au restaurant du Gritti. La mort dont l’amour même est un rappel obstiné – ostinato – assourdissant. Alors l’évidence vient, le colonel est le double d’Ernest Hemingway, qui, à la publication de ce roman en 1950 a rigoureusement le même âge, sort d’expériences guerrières terribles, est environné par les fantômes de son père, son frère, sa sœur, tous suicidés. Du coup ce roman prend la dimension d’une préscience de son propre suicide à venir.
Au-delà du fleuve et sous les arbres est sûrement le moins connu des romans d’Hemingway. Il n’en est pas moins le plus poignant et le plus beau.
Léon-Marc Levy
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