Au bord du monde, Frédérique Dolphijn (par Delphine Crahay)
Au bord du monde, Frédérique Dolphijn, éd. Esperluète, novembre 2019, 176 pages, 18 €
Fêlures
Mon Rêve est un lieu de vacances banal : un gîte à la campagne, non loin d’une forêt. Il accueille successivement Yann, Clarisse et leurs triplés ; Bernard, Sarah et leur nourrisson ; Nico Mangalini et Elisée, sa nouvelle maîtresse. Tous rêvent d’un séjour qui ressoude, restaure, régénère : Yann et Clarisse aspirent au repos et à la symbiose familiale ; Bernard espère renouer avec sa compagne une intimité perdue depuis la naissance de l’enfant ; Nico Mangalini, séducteur compulsif et maître fabulateur, s’imagine que la jeune femme pourrait être, enfin, celle qu’il recherche.
Mais Mon Rêve n’en est un que pour sa propriétaire, Madame Lacroix, mégère et marâtre, flanquée d’un simplet – l’Enfant – et d’un mari-paillasson, qu’elle accable de ses acrimonies et sur qui elle semble se venger de sa vie avortée. Pour les autres, ce lieu-personnage agit comme un révélateur des dissonances enfouies, des béances tapies : les couples se défont, les familles se disloquent, les départs sont précipités, les faux-semblants s’estompent et les illusions se dissipent.
Tous les personnages de ce bref roman sont des gens communs, des gens dont Frédérique Dolphijn montre les errances et les erreurs, les légèretés et lâchetés, les faiblesses et les failles, sans les juger ni les y réduire, en romancière qui sait que la littérature n’est pas affaire de morale et que la vocation de l’écrivain n’est ni de juger ni de simplifier la complexité foncière de tout être, de toute existence.
Tous sont au bord d’eux-mêmes, à l’orée d’une bifurcation, d’un basculement. On sent que quelque chose couve et gronde – d’ailleurs les signes le disent : le crapaud dans la baignoire, l’oiseau mort sous le canapé – ; on ne sait pas encore quoi, mais on sait que cela va surgir et c’est ce moment que l’auteure saisit, ce moment où les personnages vont, peut-être pour certains, « donner une forme à [leur] vie », construire « un pont d’alliance entre [eux] et [eux] » et cesser de « se pétrifier dans les traces de quelque chose qu’[ils] ne désire[nt] pas » – sauf l’Enfant, craintif et rétif, étranger soliloquant en silence, pour toujours au bord du monde où vivent les autres.
Au bord du monde est un roman fragmentaire, divisé en trois grandes parties et composé de scènes, de tableaux, de courts épisodes. Il semble par moments qu’il présente ce qu’une caméra filmerait : de brèves notations descriptives se suivent, chacune à la ligne, comme dans un panoramique ; ça et là, de très gros plans dénotent une attention à la vie infime : des fourmis courant dans les plis des serviettes, un scarabée traversant la route, des abeilles butinant la sarriette et l’origan, … L’écriture de Frédérique Dolphijn adopte souvent le mode de la liste et de la parataxe : elle juxtapose des impressions, des sentiments, des aspirations, des gestes, des paroles, … dans des phrases souvent assez courtes – mais pas toujours. L’ensemble est rythmé, vif, énergique. Une autre particularité de son style, qui mêle efficacement le trivial et l’ordinaire du quotidien aux fulgurances et aux élans de l’âme, réside dans ses images, qui parfois interrompent la narration, ouvrant comme des échappées oniriques et fantasmatiques entre les actions des personnages, rappelant que la vie est ailleurs. Ces images, songes ou signes, sont souvent saisissantes, parfois inquiétantes : des « monstres marins voguent à l’eau de pluie », des « papillons noirs vomissent sur les murs », des « planètes pissent des cendres bleues », « des nuées de requins, grands comme la dernière phalange du petit doigt, chantent le gospel des navires engloutis », « une salamandre rêve d’un navire de paille », « des morceaux de pommes séchées rugissent en creux comme des lions en manque de courage ». Sans doute peuvent-elles paraître quelque peu fabriquées, artificielles – nous n’en jugerons pas : nous ne sommes pas dans l’atelier de l’écrivain. L’histoire, enfin, est ponctuée dans ses marges de titres de chansons et de morceaux de musique – ne les ayant pas écoutés, nous n’en dirons rien.
La grande force de ce livre se trouve selon nous dans sa matière, dense et presque opaque, miroitante. Outre les glissements et les vacillements qui rompent l’équilibre bancal où se tenaient les personnages, l’auteure s’attache à ce qui est en latence, en dormance ; à ce qui se fomente dans les limbes, dans les interstices creusés par les non-dits qui pèsent, par les fissures jamais comblées qui grèvent l’amour et la vie. Ce matériau, elle le travaille subtilement, préférant l’évocation et la suggestion à l’explication et au développement, de sorte qu’on pourrait presque écrire un autre livre avec ce qui gît entre et derrière les phrases, en palimpseste. Ce faisant, elle ménage au lecteur une place importante, tout en l’invitant à se confronter à son tour à cette matière obscure et chatoyante qu’il a peut-être, ou sûrement, tendance à négliger.
Delphine Crahay
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