Attendre un fantôme, Stéphanie Kalfon (par Anne Morin)
Attendre un fantôme, août 2019, 129 pages, 15 €
Ecrivain(s): Stéphanie Kalfon Edition: Joelle Losfeld
Kate, la meurtrie, est le seul personnage qui, d’un bout à l’autre du roman, n’apparaît pas. Ne se laisse pas approcher. Elle reste, sidérée, dans la cuisine jaune où sa mère lui apprend la nouvelle : la mort du garçon qu’elle aime, dans un attentat en Israël.
Sa mère, son beau-père, son père, sa sœur, les parents du garçon la traversent, passent en elle, à travers ce papier buvard qu’elle est devenue, comme une frise de petits personnages tous semblables qui, une fois dépliée, forme une guirlande, un découpage pour jeux d’enfants, suivant les pointillés.
Il est révélateur que Kate n’ait voix au chapitre qu’à la toute fin du roman. Un an passe, puis deux sans que quelque chose en elle ne se manifeste, elle vit en parallèle, la nouvelle l’a figée. Elle sait qu’elle attend pour rien, pas encore qu’elle n’attend rien.
Kate vit à l’unisson de ce qu’elle est devenue, tapie au fond de la nouvelle, pas encore acceptée, comme vide, temps mort : « Kate a grandi en se comportant comme un objet à disposition, un reflet de sa mère (…) Bordée de mots d’amour exagérés, elle n’était en vérité qu’une princesse de pacotille clouée à son lit d’enfance (…) La petite fille a appris à se rendre misérable et heureuse à la fois. Et à demeurer ainsi, acceptant de se faire aimer selon des définitions inaccessibles et totalitaires » (p.52). Lorsqu’un jour elle aura compris que l’unisson même ne répond plus, elle sera délivrée. Dans cette attente, elle appelle le numéro de Jeff car ses parents ont laissé le message d’annonce où résonne encore sa voix, et quand au bout du compte, quelqu’un décroche, elle est sidérée. Mais en attendant, Kate meurt du double meurtre de l’attentat et de la dissimulation que lui en fait sa mère : « Ce que ma mère vient de faire c’est un meurtre (…) Je n’ai plus le courage de me lever ni d’entrer dans la chronologie du normal (…) et je perds le fil » (p.17).
Ce fil, qu’elle ne reprendra que deux ans plus tard : « Ce n’est pas de la douleur, c’est presque une impression sonore. L’impression qu’on ne se parlera plus. L’impression qu’il me devient interdit. Et que je ne peux plus maintenir l’interdit de vivre ou de parler » (p.129).
Ne plus laisser prise : il y a Kate, et tous les autres, sa mère en tête, qui ne la comprennent plus : « Retour sur site, au foyer de l’enfance (…) ces lieux de vie en commun où rien n’aura lieu que le lieu, c’est la règle. Dans ces chambres de chuchotements, les événements disparaissent à mesure qu’ils s’avancent, inventaire sans contenu » (p.48-49).
Lorsque Kate reprend la main, c’est pour laisser partir Jeff : « Et puis un matin, un matin sans matière ni couleur, tandis que j’ai la mémoire encore trouée de chagrin, de questions, de cris dans le noir, de rage… voici que quelque chose change (…) et la présence morte de Jeff me quitte » (p.126).
Roman non de la perte, mais de l’impossibilité à rompre avec l’absence. A laisser l’autre, mort, aller, sortir de soi, de son propre enfermement à la douleur. A l’habitude. Alors, non, ce n’est pas attendre un fantôme, c’est renaître à soi, laisser-courre.
Anne Morin
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