Attachement féroce, Vivian Gornick
Attachement féroce (Fierce Attachments), traduit de l’américain par Laetitia Devaux, Février 2017, 222 p. 20 €
Ecrivain(s): Vivian Gornick Edition: RivagesQuelques clichés dans les premières pages, inévitables dans la période où le livre a été écrit (1985) : la mère juive, les rues juives de New York. Mais qu’on se rassure pleinement, l’intelligence et la justesse du trait de Vivian Gornick emportent très vite l’adhésion, et s’éloignent de tout pathos pour bâtir le superbe récit d’une terrible histoire de femmes.
Une mère juive prototypique (et communiste au demeurant, dans les années 50 ça se faisait beaucoup). Une fille juive qui ne l’est pas moins mais que la modernité aspire vers l’émancipation sociale, sexuelle. Toutes les deux sont soudées par un lien monstrueux, fait de passion. Passion filiale et maternelle, tissée par un authentique amour et une haine farouche non moins authentique.
Le cadre de cette liaison – on peut parler de liaison au sens amoureux du terme – c’est New York. Pas le New-York gigantesque et flamboyant dont on a l’habitude en littérature. Un New York-Village, provincial, presque rural, dans lequel les deux femmes habitent le quartier juif, entre le Bronx, Brooklyn et Manhattan. Un village que mère et fille arpentent avec conviction, rue après rue, à pied le plus souvent, parfois en bus et qui, peu à peu, se constitue en décor topographique au roman.
« Pourtant, nous parcourons sans cesse ensemble les rues de New York. Nous habitons à présent toutes les deux dans le sud de Manhattan, à environ un kilomètre l’une de l’autre, et le plus simple est de parcourir la distance à pied. Ma mère est une paysanne urbaine et moi, je suis la fille de ma mère. Cette ville est notre élément. A chacune, il arrive tous les jours des aventures avec des conducteurs de bus, des femmes chargées de sacs, des contrôleurs de tickets, des fous. »
Et dans ce « village », des immeubles entiers sont habités principalement par des Juifs. Les hommes étant moins présents dans la journée que les femmes, chaque immeuble devient une sorte de phalanstère ashkénaze, où résonnent les cris des voisines – en yiddish souvent – et où une gynécée judaïque tisse des liens forts d’entraide et de dissensions. Vivian Gornick raconte tout cela avec un art consommé de l’observation et de l’humour pour le plus grand plaisir du lecteur.
« - Roseman est venue frapper à ma porte, elle m’a dit : « ma fille est en train de mourir. Vous voulez bien me l’acheter * ? » Alors je l’ai fait. Je crois que je lui ai donné dix dollars.
- Maman, tu savais que c’était des superstitions paysannes, des histoires de bonnes femmes, et tu l’as fait quand même ? Tu as accepté de l’acheter ?
- Bien sûr.
- Mais maman, vous étiez toutes les deux communistes.
- En attendant, il fallait bien lui sauver la vie. »
La relation mère/fille tisse la toile de ce récit – il faut préférer « récit » à « roman », tant la dimension autobiographique est évidente, renforcée encore par la position de narratrice de Vivian Gornick. Une relation qui donne au récit toute sa tension car, si les scènes qui l’émaillent sont souvent drôles à rire, elles contiennent toujours une charge tragique sous-jacente. Ainsi cette visite au cimetière des deux femmes !
« Accrochée à mon bras, elle me faisait parcourir des kilomètres le long des stèles funéraires (ni l’une ni l’autre n’étions jamais capables de nous souvenir de l’endroit où se trouvait la tombe) en titubant comme une ivrogne et en criant : « Mais où est papa ? Aide-moi à trouver papa ! Mon amour ! J’arrive ! Attends-moi, mon amour, attends-moi, j’arrive ! » Lorsque nous finissions par retrouver la pierre tombale, elle se jetait dessus et atteignait enfin une sorte de soulagement ultime. Sur le chemin du retour, elle n’était plus qu’une poupée de chiffon. Moi, j’étais hébétée, tout simplement hébétée, et heureuse d’avoir survécu aux heures terribles qui venaient de s’écouler. »
La belle traduction de Laetitia Devaux parachève le plaisir de suivre ces femmes dans leurs excès, leurs itinéraires newyorkais et leur amour ravageur.
Léon-Marc Levy
* Vieille superstition juive d’Europe centrale destinée à « guérir » un enfant malade.
VL3
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
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