Atala suivi de René, Chateaubriand (par Didier Smal)
Atala suivi de René, Chateaubriand, Folio classique, mai 2023 (édition nouvelle, Sébastien Baudoin ; préface, Aurélien Bellanger), 432 pages, 5,50 €
Edition: Folio (Gallimard)
C’est un tableau de dimensions honorables (deux mètres sur plus de deux mètres et demi), représentant trois personnages à taille presque réelle : Atala au tombeau, montré au Salon de 1808 et peint par Girodet, un des précurseurs du romantisme pictural français. La scène se déroule dans une grotte, et le peintre a placé le spectateur au fond de cette grotte, la lumière provenant de l’ouverture. De gauche à droite, les trois protagonistes principaux du drame qu’est Atala : Chactas, un sauvage à l’oreille ornée d’une large boucle, vêtu d’un seul pagne, assis, courbé sur les jambes d’Atala, qu’il enserre aux genoux, affligé ; ensuite Atala, couverte d’un linceul des pieds aux seins, le corps détendu, paisible dans le sommeil de la mort, le visage tel celui d’une Madone du quinzième siècle, tenant en ses mains croisées sur son ventre un simple crucifix en bois ; enfin le Père Aubry, vêtu et coiffé de sa robe de bure, qui soutient le corps d’Atala, lui-même légèrement courbé, le visage grave et affligé. Au premier plan, une pelle et ce qui ressemble à un instrument sacerdotal en fer. Par l’ouverture de la grotte, on voit une croix plantée dans la nature, de laquelle semble provenir la chiche lumière illuminant la scène.
Tant à l’entrée de la grotte qu’à l’intérieur de celle-ci, de la végétation, celle décrite par Chateaubriand pour montrer un Nouveau Monde qui ressemble à la Création d’avant la Chute, des feuilles et quelques fleurs (rouges, pour signifier la Passion d’Atala, qui a préféré la mort à la rupture d’un serment chrétien). Clairement, Girodet n’a pas peint la scène exacte décrite par Chateaubriand, il en a peint l’esprit, rendant sur la toile toute la dramaturgie de la tragédie antique transposée au Nouveau Monde qu’est Atala.
Ce faisant, Girodet, pour ce tableau de commande et donc reflet du succès d’Atala en France en ce début de dix-neuvième siècle, offre à l’art pictural ce que Chateaubriand a offert à l’art romanesque : une transition émotionnellement puissante entre le néo-classicisme et le romantisme, entre une forme classique encore dans la composition et l’expression de ressentis tourmentés – l’attitude de Chactas sur le tableau reflète ses effusions dans le roman. Ce roman est à nouveau rendu disponible, couplé à l’autre extrait du Génie du christianisme (« J’admirais le triomphe du Christianisme sur la vie sauvage ; j’assistais aux noces primitives de l’Homme et de la Terre ; l’homme, par ce grand contrat, abandonnant à la terre l’héritage de ses sueurs ; et la terre s’engageant, en retour, à porter fidèlement les moissons, les fils et les cendres de l’homme »), qui a valu à Chateaubriand non seulement sa renommée mais aussi la paternité putative de toute une génération d’écrivains : René.
Ces deux récits sont fulgurants, et l’on peut comprendre que des jeunes gens y aient lu alors l’écho de leurs propres désirs, dont celui d’échapper à eux-mêmes : « Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie ! Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie, ni frimas, enchanté, tourmenté et comme possédé par le démon de mon cœur ». Tout l’esprit romantique est résumé dans ces deux phrases, toute la violence de tourments que seule la Nature semble pouvoir comprendre et traduire. C’est ce qui saisit le plus, à la lecture de René et d’Atala : l’omniprésence de la Nature, qui devient un personnage avec lequel l’âme des personnages dialogue, qu’elle soit l’efflorescence vigoureuse et quasi édénique, d’avant le péché originel donc, du Nouveau Monde (Atala) ou quelque forêt de France où trouver refuge momentané avant de s’échapper vers le Nouveau Monde (René).
Cette Nature est aussi le contrepoint parfait à des âmes tellement tourmentées qu’elles en viennent à imaginer le pire, la mort pour Atala, une forme d’asthénie qui est paresse de l’âme confinée dans sa peine pour René ; à chaque fois, Chateaubriand propose la voix d’un missionnaire qui dit à quel point la religion chrétienne refuse l’affliction, à quel point elle incite à vivre, à imaginer une voie de sortie hors du tourment. Atala aurait pu vivre son amour pour Chactas, devenu Sachem vieux et aveugle et racontant cet amour impossible à un René exilé ; René pourrait choisir d’honorer Amélie autrement qu’en se vautrant dans son malheur et en se retirant du monde. Pour la première, la leçon intervient trop tard ; pour le second, il peut encore choisir. La tragédie n’est pas une nécessité, et peut-être le cadre du Nouveau Monde, où Chateaubriand se rendit même s’il choisit d’en proposer une vision idéalisée, terriblement… romantique, est-il le décor idéal pour ces histoires qui parlent au fond plutôt de rédemption potentielle et de choix à poser afin de vivre.
Tout cela, et plus encore, est développé de façon clairvoyante par un éditeur à la fois connaisseur et amateur, c’est-à-dire amoureux : Sébastien Baudoin. Pour la présente édition, outre un jeu de notes permettant de mieux comprendre tel ou tel passage (mais au fond, les deux textes se lisent avec fluidité, une fois les accidents culturels et botaniques acceptés), Baudoin propose pour chacun de ces deux brefs romans une postface éclairante, tant relative au sens qu’à l’impact des textes sur la littérature, de Baudelaire à Gracq. En sus, deux « Notices » documentées sur la genèse des deux textes et, surtout, des « Préfaces et avis de Chateaubriand » qui permettent d’appréhender ce que sont Atala et René peut-être mieux que tout discours critique extérieur, puisque leur auteur a conscience de leur impact et revient sur ces textes et leur importance au fil de sa carrière.
Quant à savoir pourquoi lire Atala et René aujourd’hui, la raison est simple : se confronter à deux orages narratifs au style tempétueux, aux phrases comme autant de bourrasques, deux tragédies excessives, nécessairement excessives, que tempère pourtant un esprit chrétien comme redécouvert dans cette Amérique du dix-huitième siècle, sévère mais juste et bienveillant. Tant pour le style, flamboyant, que pour le propos, vigoureux et revigorant, Atala et René sont toujours d’actualité. C’est le propre des classiques, à la beauté intemporelle, partagée par le tableau de Girodet.
Didier Smal
François-René de Chateaubriand (1768-1848), écrivain, homme politique et mémorialiste français, est considéré comme le précurseur du romantisme français et son œuvre a fait l’objet de l’admiration d’innombrables auteurs.
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