Asta, Jon Kalman Stefansson (par Catherine Blanche)
Asta, traduit de l'islandais par Eric Boury, 2019, 480 p. 8,40 €
Ecrivain(s): Jon Kalman Stefansson Edition: Folio (Gallimard)
En bon Islandais, Stefánsson m’a prise dans ses filets, et je ne sais pas bien pourquoi !
Parce qu’il y a toujours dans ses livres des âmes assoiffées de livres, de poèmes, de musique avec des paysages qui sont comme des symphonies ?
Parce qu’il cherche avant tout à forcer le regard vers l’envers de ce qui est donné à voir ?
Les deux certainement !
Ainsi, après Entre ciel et terre (ma première approche de l’écrivain), j’aborde Ásta avec gourmandise.
Cela débute dans les années 50 par la conception d’Ásta, fille de Sigvaldi (marin-pêcheur de 29 ans) et d’Helga (19 ans). Conception forte, violente et délectable. Avec, mêlé à l’acte amoureux, la « grève acharnée » des marins-pêcheurs : « Aucun bateau ne sort en ces premières semaines de janvier ». « La table de la cuisine tremble quand [Sigvaldi] commence à s’enflammer évacuant la torpeur des jours passés. » Il « prend sa femme avec une telle fougue, une telle brutalité, que la table menace de se disloquer […]. » Mais il s’agit aussi de « prolonger son séjour au sein de ces délices car la vie de l’homme est si courte, en soi, elle n’est pas plus longue que l’espace qui sépare le jour de la nuit ». Et l'auteur d'ajouter : « Voilà pourquoi nous devons faire durer pleinement et entièrement les moments où notre existence tout entière vibre. »
Nous voici de plain-pied !
L’existence coule dense, chaude, parfois brûlante, parfois désespérée à l’image de ces lieux où le tiède n’a pas sa place, où le climat insulaire et les passions ne font qu’un.
Des « montagnes qui s’élèvent si abruptes et vertigineuses que certaines semblent vouloir entraîner la terre vers le ciel » et que « la houle [y] est le cri de l’abîme ».
Stefánsson a une façon bien à lui de mêler à la rudesse des éléments des éclaboussures de pure poésie. On est dans le quotidien le plus basique de la vie ordinaire, parfois grossière, voire triviale et, dans le même instant, voici une giclée de grâce inexpliquée qui nous tombe dessus à la vitesse de l’éclair, mais aussi comme hors du temps.
Ce temps, qui échappe constamment, mais aussi omniprésent car un millième de seconde peut tout aussi bien durer mille ans « tel un dinosaure qui bat à grand-peine des paupières ».
Pourquoi ce prénom d’Ásta ? La proposition vient du futur père marqué par un roman de Halldór Laxness des années 35, Gens indépendants, où l’héroïne se nomme justement Ásta. Helga hésite cependant devant la proposition car, enfin n’est-il pas question dans cette histoire « du malheur et de la cruauté qu’engendre parfois l’incapacité qu’ont certains êtres de se mettre à la place d’autrui » ? Mais quand elle se rend compte qu’en retirant la voyelle finale, il reste ast qui signifie amour en langue d’Islande, elle ne peut résister plus longtemps : Sa fille est bien une enfant de l’Amour !
Or, bien que l'amour soit là, telle une eau vive irriguant le récit, Stefánsson a tiré fortement sur le fil Laxness, avec tout le malheur qui peut en résulter.
« Il est impossible de raconter une histoire sans s’égarer, sans emprunter des chemins incertains, sans avancer et reculer, non seulement une fois, mais au moins trois - car nous vivons en même temps à toutes les époques ».
Nous sommes prévenus.
Et les voici ces époques qui se mêlent, s’entremêlent, se démêlent et n’en font qu’une en définitive :
- Sigvaldi, le père, gisant mourant sur le trottoir après sa chute d’une échelle et qui par flashs voit défiler sa vie avec tous les instants manqués, négligés : « il y a si peu de choses qui ne soient pas des erreurs ici-bas » ;
- Les lettres d’Ásta à son amour perdu ;
- les 3 mois d’exil forcé de la jeune fille de 15 ans dans une ferme perdue dans les fjords de l’Ouest « où la lumière est parfois si étrangement proche des ténèbres » ;
- les voyages dans l’ancien temps de la vieille folle Kristίn qui oblige souvent Árni, le fils taiseux, à attacher sa mère à un poteau pour lui éviter, quand personne ne peut la surveiller, de s’égarer dans le fond de la vallée ou vers l’océan si proche – « poteau massif enfoncé dans la terre par pure tendresse » ;
- enfin, l’auteur lui-même qui s’immisce dans le récit, pour nous faire toucher du doigt son humeur bien désabusée sur l’île d’aujourd’hui, l’âme d’Islande vendue au dieu argent, rongée par le tourisme de masse.
C’est ainsi qu’on peut entendre un présentateur aux informations télévisées conclure un reportage par ce qui lui semble essentiel : « les aurores boréales rapportent une quantité considérable de devises étrangères à la nation ».
Et plus loin, avec ce slogan « découvrez qui vous êtes en vous confrontant à la nature sauvage, sa force et sa beauté » et ce qu'en dit son voisin le plus proche : « c’est quand même dingue, de voir que des gens sont prêts à dépenser des sommes folles pour en baver à fond pendant deux jours » – un certain Ƥorlàkur (« prénom puissant lourd et solide comme un sac de ciment ») qui s’est invité chez lui (« Il a frappé deux coups puissants à ma porte, n’ayant pas la patience d’attendre. Il a ouvert, a crié ohé dans la maison, déjà rentré dans le vestibule quand je suis arrivé ») ; qui, bien sûr, surfe à fond sur la nouvelle manne touristique.
« Je me souviens qu’une partie de moi s’est réjouie quand Donald Trump a été élu président des États-Unis. Comme tout mon entourage, j’étais évidemment choqué de découvrir que les forces obscures et le visage triomphant de la bêtise occuperaient bientôt le fauteuil le plus important du monde. Mais parallèlement, je savais qu’avec un tel homme à ce poste, il me serait plus facile d’éviter de parler de moi. De répondre à ceux qui me demandent si je vais bien. Ce type de préoccupations disparaît des conversations dès qu’une menace plane sur notre quotidien. Guerres, attentats, catastrophes naturelles, fascisme et populisme… Alors, personne ne peut plus se permettre de s’occuper de ses petits malheurs. Il arrive que la fuite et le déni aient l’apparence d’une certaine noblesse. »
Et enfin, cette sombre réflexion :
« Les averses violentes qui frappent le monde en ce moment finiront-elles par s’éloigner – y aura-t-il des éclaircies ? Et qui d’entre nous les verra ? Qui parmi nous survivra aux ténèbres qui en ce moment ravagent la planète ? ».
En écho, me vient, prononcé dans le récit par Helga : « Il n’y a pas grand-chose à faire, si ce n’est rester debout. Ceux qui courbent l’échine ne voient pas l’horizon. »
La création est-elle appelée à disparaître, à s'invaginer dans le temps : « Le temps efface tout. C’est une loi implacable. Il t’effacera aussi. […] Quant à la vie elle-même, elle qui nous semble si vaste et puissante qu’elle soutient le ciel, n’est-elle pas en fin de compte qu’une souris qui traverse la cuisine un jour au mois d’octobre avant de disparaître à jamais ? »
Et, avec la création, l’au-delà qui s’invite à travers la parole des morts : « Sans l’accuser de quoi que ce soit, mais avec la tristesse de celui qui n’a plus le pouvoir de consoler : Fallait-il que je meure pour te prouver que tu ne saurais vivre sans moi ? »
Revenons une dernière fois à Sigvaldi mourant : Il « ouvre les yeux, étendu sur le trottoir, le ciel est d’un bleu d’été. L’été n’est-ce pas là un autre mot pour décrire les chants d’oiseaux ?
La femme sourit. Ses mains sont chaudes. Je vous ai déjà vue, dit-il, sans savoir s’il prononce ces mots en norvégien ou en islandais. D’ailleurs, ça n’a aucune importance. […] Et pourquoi faut-il que la vie se résume à cette brève respiration ? »
Catherine Blanche
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