Assia Djebar : La manouvrière de la langue libérée…
Ecrit par Nadia Agsous le 07.09.15 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques
Porte-voix des femmes dont les vies ont été étouffées, enfermées, niées ; auteure d’une œuvre originale, protéiforme et d’une sensibilité explosive ; femme aux talents multiples, Assia Djebar (1936-2015) est décédée le 6 février 2015, laissant derrière elle une œuvre monumentale traduite en vingt trois langues. Elle était âgée de soixante dix-neuf ans. Fille d’ici et de là-bas ; femme de lettres connue et reconnue ici et ailleurs, Assia Djebar est incontestablement l’auteure qui a brisé les tabous, défié les interdits, franchi les frontières du Possible en mettant les femmes au cœur de sa production fictionnelle, théâtrale, cinématographique… A travers son œuvre riche et variée, de page en page, ligne après ligne, derrière le zoom d’une caméra, sur les planches d’un théâtre, les femmes occupent une place centrale. En déployant une pensée incroyablement lumineuse, elle dévoile ses pairs, toutes générations confondues : grands-mères, mères, sœurs, filles. Et les met à nu face à un monde où le pouvoir des hommes et les lois nationales profondément misogynes et discriminatoires agissent sur Assia Djebar comme un leitmotiv pour défier leur mainmise sur les corps et les vies des femmes dépouillées de toute individualité propre en raison de leur appartenance au sexe féminin.
Impertinente ? Avant-gardiste ? Révolutionnaire ?
Assia Djebar est tout à la fois ! En usant du verbe et de ses accessoires parés de subtilités langagières et métaphoriques, elle s’empare de notre attention, de nos affects, s’installe près de nous, parmi nous, en nous, et nous pénètre à bas bruit. Et de manière tout à fait imprévue, elle nous chatouille, nous titille, parle à notre sensibilité et nous installe au cœur de sa fiction où des femmes glissent, tombent, chutent, évitent les embûches, jonglent avec les aléas de la vie pour se frayer un chemin au cœur d’une tradition ancestrale où le « nous » prend le pas sur le « je ».
« J’écris, comme tant d’autres femmes écrivains algériennes avec un sentiment d’urgence, contre la régression et la misogynie », écrit Assia Djebar. En ce sens, elle est celle qui dévoile ce qui relève de l’ordre de l’invisible. Elle est celle qui ose s’aventurer au cœur de l’interdit. Elle est celle qui dit ce qui est relégué dans le monde de l’indicible.
Et c’est par l’écriture qu’elle s’évertue à user de la défiance à loisir. C’est par le truchement d’une écriture finement ciselée, élégante, profonde, émouvante, riche et belle, d’une beauté simple et humble qui se laisse aborder facilement qu’elle défie l’ordre établi. Et c’est par la langue française, « langue étrangère », « langue de l’ancien colonisateur, qui est devenue néanmoins et irréversiblement celle de -sa- pensée » (1) qu’elle s’est imposée sur la scène littéraire algérienne dominée à ses débuts par des hommes. C’est par la langue française devenue le « lieu de creusement, espace de -sa- méditation ou de -sa- rêverie » (2) qu’elle parvint à déchirer le voile de l’assujettissement et à briser les chaînes de la soumission pour donner libre cours aux voix étouffées et aux corps emprisonnés. C’est par la langue française, langue de l’autre devenue langue de soi qu’elle donne vie aux existences écorchées.
C’est ainsi que son œuvre prend l’allure d’un lieu transgressif voire d’un espace alternatif où la liberté irrigue le moindre coin et recoin de cet univers imaginé au gré des envies et des convictions humaines et humanistes de l’auteure. C’est ainsi que les personnages féminins djebariens deviennent à leur tour des êtres adeptes de liberté. Liberté de penser, de se mouvoir, d’exister, de vivre tout simplement dans une société qui régente la vie de chaque individu et enferme les femmes dans une identité de procuration.
En écrivant dans une langue qui exprime parfaitement ses aspirations, Assia Djebar se dévoile à son tour faisant du lecteur son témoin privilégié dans ce processus d’exploration de soi et de mise en exergue de ses préoccupations et de ses espoirs les plus intimes. « L’écriture – écrit-elle – m’est devenue activité souvent nocturne, en tout cas permanente, une quête presque à perdre souffle (&). J’écris par passion d’« ijtihad », c’est-à-dire de recherche tendue vers quoi, vers soi d’abord » (3).
Femme, romancière, essayiste, réalisatrice, professeure d’université, femme de lettres, académicienne française, Assia Djebar fait partie de ces êtres d’exception, propulsée au rang d’être humain à la destinée hors du commun. Tout au long de sa trajectoire, elle eut plusieurs distinctions dont le « Prix de la Paix » des Libraires et Éditeurs allemands en 2000. 2006 fut l’année de la consécration pour Assia Djebar. En plus de son élection à l’Académie française au fauteuil N°5, elle fut nommée Chevalier de la Légion d’Honneur et Commandeur des Arts et des Lettres.
En 2009 (4), le Cercle des Amis d’Assia Djebar est créé dans la région parisienne par une passionnée de l’œuvre djebarienne. Envisagé comme un lieu de réflexion, de discussion, de débats et d’échanges autour de l’œuvre djebarienne, le Cercle rassemble des femmes et des hommes d’horizons divers. A travers l’entretien qui suit, Amel Chaouati, créatrice et présidente du Cercle et Mounira Chatti, secrétaire, nous éclairent sur les facteurs qui ont motivé la création de cet espace ainsi que ses objectifs. Par la même occasion, elles nous livrent leurs connaissances de l’auteure ainsi que leur vision de l’œuvre djebarienne.
Entretien
Assia Djebar est une figure littéraire connue et reconnue dans le monde littéraire. Son œuvre a été traduite en plus de vingt langues. De nombreuses études ont été consacrées à ses écrits. Quelles sont les raisons qui ont présidé à la création du « Cercle des Amis d’Assia Djebar » ?
La lecture du roman de Assia Djebar, Vaste est la prison (5), a été un véritable choc littéraire pour Amel Chaouati. C’est la découverte de cette œuvre qui a été à l’origine de la création d’un club de lecture à Paris. En 2009, il fut transformé en association loi 1901 et baptisé « Le Cercle des Amis de Assia Djebar ». La lecture de cette œuvre a fait naître chez cette lectrice le besoin de partager avec d’autres lecteurs les idées et la pensée de l’écrivaine. Il est indéniable que cette œuvre a le pouvoir de susciter un processus de créativité chez le lecteur. Et si le cercle résiste au temps et s’émancipe des frontières géographiques, c’est parce que son objectif suscite beaucoup d’intérêt et de la curiosité intellectuelle. Depuis la disparition de l’écrivaine, nous avons réalisé combien ce cercle est un véritable repère pour les passionné-e-s de cette œuvre.
Quels sont les objectifs du Cercle ?
Depuis dix ans, le Cercle Des Amis d’Assia Djebar réunit des lectrices et des lecteurs du monde entier. Son objectif principal est de partager le plaisir de la lecture de cette grande œuvre qui traite de nombreux sujets de réflexion qui viennent faire écho à l’actualité (les langues, les femmes, l’identité, l’histoire, la mémoire, etc.).
Avez-vous établi des liens avec l’Algérie ?
L’association développe des projets de partenariat avec l’Algérie. Elle a initié le premier colloque international sur l’œuvre de Assia Djebar en 2013. Le projet a été porté et soutenu par l’université de Tizi-Ouzou. Par la suite, un hommage national a été rendu à l’écrivaine en 2014 avec la collaboration de l’Institut français d’Alger et cinq autres instituts dans le pays : Annaba, Constantine, Oran, Sidi Bel Abbes, Tlemcen. Lors de ces manifestations, nous avons proposé des lectures, des conférences et une exposition de peintures. Nous avons également entrepris une tournée promotionnelle pour notre ouvrage Lire Assia Djebar, édité aux éditions La Cheminante en 2012 (6).
Quel est le profil des adhérent-e-s de ce Cercle ? Comment définiriez-vous les motivations de leur adhésion ?
Les adhérents du Cercle sont des amoureux de l’œuvre d’Assia Djebar. Ils sont de toutes nationalités confondues : algérienne, française, mexicaine, espagnole, turque, japonaise, américaine et d’autres encore. Trois profils de personnes fréquentent ce cercle : les lecteurs passionnés, ceux qui viennent découvrir l’œuvre pour la première fois et les étudiants ou chercheurs qui cherchent à nourrir leurs réflexions et leurs recherches. Une cinéaste était également venue au Cercle pour nourrir son projet cinématographique au sujet de l’écrivaine. Il est à préciser toutefois que toutes les personnes qui fréquentent le cercle ne sont pas forcément des adhérents. L’adhésion n’est pas une obligation. Cependant, le cercle a besoin d’augmenter le nombre de ses adhérents de manière à lui permettre de réaliser quelques projets qui nécessitent des moyens financiers à l’instar de la journée d’étude que nous organisons le 13 juin prochain à Paris au centre Culturel Algérien centrée sur la traduction des œuvres de Assia Djebar.
Comment Assia Djebar avait-elle réagi à la création du Cercle ?
Au départ, elle était surprise et méfiante comme tout artiste qui a peur pour sa création. Mais après avoir saisi l’esprit du Cercle, elle fut très émue de savoir que des lecteurs se réunissent régulièrement pour parler de son œuvre. En 2007, elle est intervenue au sein du Cercle dans le cadre d’une conférence portant sur deux écrivaines qu’elle lisait régulièrement, puis en 2010, lors de notre première journée d’étude. Lors d’une conversation avec elle en 2011, elle avait exprimé son étonnement parce que nous poursuivions nos réunions autour de son œuvre. Elle se sentait même un peu gênée. Sincèrement surprise, elle nous a demandé : « Mais de quoi parlez-vous ? Car il y a longtemps que je n’ai pas écrit ! » Assia Djebar était une femme d’une très grande humilité.
La disparition d’Assia Djebar influera-t-elle sur les orientations du Cercle ?
La disparition d’Assia Djebar ne change rien à notre objectif premier puisque nous travaillons sur son œuvre. Assia Djebar restera éternelle avec le legs inépuisable qu’elle nous a laissé. Notre seul objectif est de partager le plaisir de la lecture et de faire découvrir cette œuvre à ceux et à celles qui ne l’ont jamais lue. Ils sont nombreux. Malheureusement ! Nous venons de rencontrer un public à Alger, à Bruxelles et à Genève à l’occasion de l’hommage rendu à Assia Djebar dans le cadre de son décès. Dans chacune de ces villes, de nombreuses personnes qui étaient dans le public ont avoué leur méconnaissance de l’œuvre mais nos paroles les ont encouragées à lire ses écrits.
De quelle manière le contexte familial et national a-t-il influencé voire motivé l’œuvre romanesque d’Assia Djebar ?
Tout écrivain est influencé par son milieu familial et national. Mais chacun l’exprime ou se l’approprie à sa manière. Assia Djebar n’a pas échappé à cela d’autant plus qu’elle appartient à une génération de femmes algériennes qui ont été marquées par la colonisation, l’indépendance et la période post indépendance. Le pseudonyme qu’elle a choisi avait pour objectif de cacher à son père son entrée dans l’écriture. A son époque, les Algériennes qui écrivaient se comptaient sur les doigts d’une main. Le statut des femmes, la problématique de la langue, l’écriture de l’histoire dans le pays, sont autant de thèmes qui ont nourri sa réflexion et sa pensée qui se reflètent dans son œuvre. Assia Djebar a vécu le clivage de ces rares femmes qui ont pu suivre des études pendant la période coloniale ; elles ont vécu partagées entre la culture féminine traditionnelle et la culture occidentale. Ces va-et-vient incessants exigeant une gymnastique psychique et intellectuelle d’une violence certaine a sûrement influencé son style qui se caractérise par ce même mouvement entre l’histoire personnelle et la grande histoire, entre le passé et le présent. Assia Djebar a très vite été sensible aux questions identitaires portées par la politique de la langue avant l’indépendance et surtout après. Par ailleurs la place laissée aux femmes dans la société, la violence qui a frappé l’Algérie des années quatre-vingt-dix ont également nourri sa réflexion et son écriture.
Quelle était la fonction de l’écriture chez Assia Djebar ?
Assia Djebar déclare qu’elle est entrée en littérature « par une joie d’inventer un espace de légèreté, un oxygène ». L’écriture est donc un espace de liberté, de nomadisme, de voyage, de désir. Elle est aussi un « trajet d’écoute » de ceux qui souffrent, qui sont marginalisés, privés de statut et de parole. L’écriture de l’expatriation, qui repose sur une double exigence poétique et éthique, devient la condition même de cette femme écrivaine francophone. Comme tout écrivain du Sud, son œuvre consacre une place importante pour dire et dénoncer la violence historique qui secoue nos pays. L’écriture se décline en une série de thèmes ou de notions qui constituent le socle de cette œuvre francophone. Il est alors question de l’« écriture de la mémoire », de l’« écriture du regard », de l’« écriture de l’étranger/étrangère ». Assia Djebar affirme : « Si la langue est comme on dit un moyen de communication, elle est pour un écrivain/une écrivaine aussi un moyen de transformation, une action, mais cela dans la mesure où il ou elle pratique l’écriture comme aventure, comme recherche de soi et du monde ». L’écriture est donc engagement, action, projection ou construction d’un autre monde possible.
Tous ses écrits ont été produits en langue française. Quelle était sa conception à l’égard de cette langue qu’elle qualifiait de « langue de l’ancien colonisateur » ? Quelle relation entretenait-elle avec ses langues natales ?
Dans son célèbre discours intitulé Idiome de l’exil et langue de l’irréductibilité, Assia Djebar décrit le français comme « langue de l’ancien colonisateur », mais elle précise que cette langue dans laquelle elle écrit est « devenue irréversiblement celle de -sa- pensée ». Sa conception du français est ainsi très proche de ce que prônait Kateb Yacine : la langue de l’ancien colonisateur est devenue un « butin de guerre », une langue incontournable. Par ailleurs, Assia Djebar affirme qu’elle « continue à aimer, à souffrir, également à prier » dans sa langue maternelle, l’arabe. Le berbère, quant à lui, est défini comme sa « langue de souche », celle de tout le Maghreb. C’est cette langue perdue, mais inoubliable, qui hante l’œuvre.
Les femmes occupent une place prépondérante dans l’œuvre djebarienne. L’auteure les présente comme des êtres qui défient la puissance masculine et les règles qui les ostracisent. Quelles sont les caractéristiques des personnages féminins djebariens ?
Les personnages féminins qu’Assia Djebar construit comme des voix et des corps sont multiples, complexes, irréductibles. Ces personnages jeunes ou vieux représentent les différentes catégories sociales, et les différentes périodes historiques de l’Algérie. On trouve des femmes écrivains qui dénoncent le silence et l’ostracisme, des militantes qui rappellent leur action héroïque pour libérer le pays, des anonymes qui se battent quotidiennement pour leur dignité (comme la masseuse et porteuse d’eau dans Femmes d’Alger dans leur appartement), des prostituées qui dénoncent les perversions d’une société archaïque, des poètes, etc. Tous ces personnages féminins disent « non » et expriment un cri de révolte, un désir de liberté, de dévoilement.
Son œuvre prend le sens d’un lieu habité par des voix de femmes opprimées qu’elle ressuscite par son écriture. Comment, au fil des pages, est-elle devenue le « porte-voix » de ces femmes invisibles qu’elle dépouille de l’identité de procuration qui les réduit à des corps invisibles dépourvus d’une individualité propre ?
Assia Djebar ne s’est jamais définie comme porte-voix des femmes mais son œuvre contient ces voix. Elle dit qu’elle écrit « tout contre elles », c’est-à-dire qu’elle cherche une proximité physique qui lui permet d’éprouver leur émotion, leur ressenti, leur parole, leur douleur ainsi que leur mouvement du corps. On entendrait ces voix parler dans le texte, c’est impressionnant ! L’écrivaine ne se contente pas de rendre visibles les femmes opprimées. Sa démarche est en-deçà. Elle remonte dans l’histoire et dans la mémoire pour rendre visibles des femmes qui avaient de la personnalité, de la présence et le pouvoir pour décider et agir. On peut citer Tinhinan, Zoulikha Oudaï. Elle veut montrer que les femmes n’ont pas toujours été enfermées et silencieuses. Assia Djebar dénonce la misogynie qui touche toutes les femmes de toutes les couches sociales dans notre société depuis des siècles. Il faut rappeler que l’enfermement des femmes était proportionné à leur statut social : par exemple, les femmes qui appartenaient à une famille bourgeoise subissaient un enfermement plus rigide que celles qui appartenaient au milieu paysan.
Nadia Agsous
Notes :
1) Extrait du discours prononcé à l’occasion de la remise du « Prix pour la Paix » des éditeurs et libraires allemands : Idiome de l’exil et langue de l’irréductibilité, octobre 2000.
2/3) Discours lors de l’élection de Assia Djebar à l’Académie française, juin 2006.
4) Avant 2009, le Cercle des Amis de Assia Djebar existait sous forme de « Club ».
5) Assia Djebar, Vaste est la prison, Edition Albin Michel, Paris, 1996, 351 p.
6) Lire Assia Djebar, sous la direction de Amel Chaouati, éd. La Cheminante, Paris, octobre 2012, 226 p.
- Vu: 4725
A propos du rédacteur
Nadia Agsous
Tous les articles de Nadia Agsous
Rédactrice
Journaliste, chroniqueuse littéraire dans la presse écrite et la presse numérique. Elle a publié avec Hamsi Boubekeur Réminiscences, Éditions La Marsa, 2012, 100 p. Auteure de "Des Hommes et leurs Mondes", entretiens avec Smaïn Laacher, sociologue, Editions Dalimen, octobre 2014, 200 p.
"L'ombre d'un doute" , Editions Frantz Fanon, Algérie, Décembre 2020.