Artaud ou « la machine de l’être à regarder de traviole » Quel fut / quel est le style d’Antonin Artaud ?
Son style n’est pas :
– Tric Trac du Ciel, recueil de poèmes édité en mai 1923 c/o Kahnweiler éditeur.
Ce « petit livre de vers en effet ne me représente en aucune façon », écrit Artaud en 1946.
Ne le représente pas effectivement parce que ces vers « ont un petit air désuet d’une littérature à la (…), farces d’un style qui n’en est pas un » – un style « comme celui d’un dandy qui ferait glacer ses manchettes, n’ayant plus pour col de chemise que le tronc d’un guillotiné ».
Autrement dit le style d’un écrivain (écri-vain ?) qui de façon imagée n’aurait plus sa tête – puisque « guillotiné », non pas « décapité » mais « guillotiné » c’est-à-dire dont on a coupé la tête / la liberté d’esprit – au sens figuré un écri-vain qui n’aurait plus la pleine possession de son esprit.
Toujours autrement dit un style apprêté (lesté d’affèteries) revêtu comme un prêt-à-porter d’une pensée convenue / conventionnelle misant tout sur sa recevabilité dans telle ou telle grande / notoriale maison d’édition hautement recommandable / hautement reconnue.
Artaud rejette le « bien-écrit » comme on peut rejeter le « bien-pensant ». Les poèmes « du genre décharné dans le bien-écrit » ne le touchent, ne retiennent pas son émotion.
Que cherche-t-il ? Ou plutôt, que donne-t-il à trouver dans ses propres poèmes pour le lecteur que nous sommes et qui s’apprête à investir son lieu, son univers ?
– « La breloque où tremble un esprit, la breloque de l’amande amère sous la langue qui la détruit ».
Son style est :
« La breloque », oui, « où tremble un esprit, la breloque de l’amande amère sous la langue qui la détruit».
Rescapés néanmoins sont aux yeux d’Artaud ces vers structurés en un quatrain de Tric Trac du Ciel :
Celle qui couche dans mon lit
Et partage l’air de ma chambre
Peut jouer aux dés sur la table
Le ciel même de mon esprit.
Le Préambule écrit par Antonin Artaud en août 1946, pour servir de préface à ses œuvres complètes, recèle des informations remarquables sur ce que je nommerai « l’échographie de son écriture ». D’une écriture à porter comme un qui porterait sa croix dans un Jour/mots/dits // Journal (de vie) d’Enfer / déchiré / fragmenté / disloqué / à ventre ouvert dont les entrailles avorteraient d’un monde-univers mort-suicidé de la société.
Il faut lire et relire ce Préambule.
Artaud n’est pas en quête du « mot-squelette » – le mot-squelette qui lève sa robe n’offre que son absence de chair, ne « s’ouvre » qu’« au-dessus de la robe-loque d’un langage » décharné.
Quelle émotion / quel sens
tremblerait de la découverte / de la révélation de tout cela ?
Artaud s’acharne à tenter d’écrire-à-souffrir d’écrire
S’ACHARNE
à SOUFFRIR d’é-CRI-re
« un poème verbalement, et non grammaticalement, réussi ».
Mais qu’est-ce ? Qu’est-ce à dire ?
Mais qu’est-ce qu’un poème « verbalement réussi » ?
La valeur d’un tableau, dixit le poète dans son article sur le Salon des Indépendants de 1921 paru dansDemain n°83 (janvier-février-mars 1921) provient de son expression.
Est-ce de son expression verbale qu’un poème tire sa valeur ?
Qu’est-ce qui fait qu’un poème est poème : habité par la poésie ?
Artaud cherchait à travailler ce qui s’insinuerait dans la trame de son âme en vie – et non insuffisamment dans les cadres du langage écrit.
On voit là que ce qu’il appelle son « âme en vie » vient se tenir en lieu du langage et que le cadre de ce dernier / son ossature / son corps d’armes – cadre formel, circonscription sémantique et lexicale, rythme, percussions, support sonore d’un langage articulé, timbales,… – figure une trame de son âme en vie – réseau de nerfs ? système central nerveux ? cordes sensibles, sensuelles, spirituelles ?…
Artaud en projection éclatée vers la mire du Langage où lui-même serait le corps qui bande l’arc, qui lance la flèche, flèche lui-même, l’air que celle-ci transperce et traverse ; lui-même corps & âme en cris et déchirure planté dans la cible déchirée du sens. La mire, un point paroxystique où tremble un esprit, « la breloque » nerveuse, convulsive de la flèche dans la mire, point névralgique de la cible qui la détruit.
Si Artaud tente d’insinuer le poème, non « dans les cadres du langage écrit » mais « dans la trame de son âme en vie », quelle crise de vers enclenchera telle Conception ou encore l’avortement d’une telle entreprise – ne sera-ce pas cela même qui de la « viande torve » de l’être d’Artaud
extrait de l’humus du verbe
extirpé à coups de couteau
pour donner chair et voix à la souffrance que l’on sait
et à l’une des plus virulentes et douloureuses et vibrantes voix de la Littérature
– ne sera-ce pas cela même qui s’enflammera dans les brûlures mortifères de sa propre ascension ?
« Par quels mots entrés au couteau dans la carnation qui demeure
dans une incarnation qui meure bien sous la travée de la flamme-îlot d’une lan-
terne d’échafaud »
ainsi cherche Artaud à écrire « un poème verbalement, et non grammaticalement, réussi ».
Comment extirper un tel poème d’un tel carcan d’un Langage décimé par tant de courants changeants / contraires ?
Artaud, un pays sismique aux volcans en activité prêts de dévaster ses propres terres, son corps et le corps de la langue
la terre de ses morts à renaître dans le cœur
brûlant les réseaux d’organes en vie et des esprits en errances / perdition / suppliciations
Lave de douleur, inextinguible
« élucidifère » / incendiaire
un acharnement à brûler
à y perdre l’esprit
« le ciel même de (son) esprit ».
Mots « entrés au couteau dans la carnation qui demeure »
scarification féconde pour une expansion une gestation d’un univers en-dedans / tourné vers
« dans une incarnation qui meurt bien sous la travée de la flamme-îlot d’une lan-
terne d’échafaud »
Langage incarcéré / incarné
dans l’univers d’un même gardien
proscripteur et protecteur
détenteur d’une âme à elle-même enchaînée
ennemie-amie d’elle-même dans « la multitude affolée »
de ses geôles
instaurées / restructurées
hors des cardes logiques des normaux repères.
Artaud de Hurle-Vie
Extase
& le cri
d’Edward Munch sous les plis à l’endroit / à l’envers
de sa vie en journal / mal / d’Enfer.
Murielle Compère-Demarcy
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