Artaud ou la machine de l’être à regarder de traviole (3 et fin)
Antonin Artaud & les Surréalistes
Ce qui signa la rupture entre Artaud et le groupe des surréalistes ne peut s’exprimer autrement que par des mots employés sur le ton d’un constat de fait, sans commentaires. Chacun y portera un jugement relatif, le sien, aligné sur ses propres convictions et son état d’esprit concernant le statut que doit revêtir la Littérature et la portée de cette dernière à ses yeux dans l’exercice et l’expérience du monde extérieur (ce que l’on nomme « la réalité pratique »).
L’éviction d’Artaud du groupe surréaliste eut pour signataires Aragon, Breton, Eluard, Péret, Unik, dans la brochure « Au Grand Jour » parue en mai 1927 et par laquelle étaient rendues publiques les exclusions d’Artaud et de Soupault du groupe surréaliste ainsi que l’adhésion des signataires au parti communiste.
Là où Artaud fut un littéraire forcené individualiste (ndla), les surréalistes furent une constellation gravitant autour de l’Astre-Phare Breton dont le charisme et le talent fédéra un groupe de fidèles partisans d’un même engagement littéraire ancré, à partir de 1927, dans la Révolution communiste.
Cet engagement ne pouvait en aucune façon concerner Artaud, exclusivement préoccupé par « la matière de son esprit », par une sorte d’éclairage en éclats de désastre « du côté de l’agonie de l’être ».
Artaud ne pouvait trouver SA place au sein du groupe surréaliste. Leur cheminement ne s’avançait guère sur le même territoire, la destination – s’il y en eut une – ne pouvait à aucun moment / en aucun lieu, se faire se rencontrer des voies sur le vaste chantier du Langage – en l’occurrence le vaste chantier expérimental de la Poésie – totalement / irréversiblement / ineffablement / irrémédiablement divergentes.
Reproduisons ici une note extraite d’Au Grand Jour parue en mai 1927 et dans laquelle Artaud était violemment pris à partie. Son contenu est assez explicite pour n’appeler aucun commentaire :
Nous nous en voudrions de ne pas être plus explicites au sujet d’Artaud ; il est démontré que celui-ci n’a jamais obéi qu’aux mobiles les plus bas. Il vaticinait parmi nous jusqu’à l’écœurement, jusqu’à la nausée, usant de trucs littéraires qu’il n’avait pas inventés, créant dans un domaine neuf le plus répugnant des poncifs.
Il y a longtemps que nous voulions le confondre, persuadés qu’une véritable bestialité l’animait. Qu’il ne voulait voir dans la Révolution qu’une métamorphose des conditions intérieures de l’âme, ce qui est le propre des débiles mentaux, des impuissants et des lâches. Jamais, dans quelque domaine que ce soit, son activité (il était aussi acteur cinématographique) n’a été que concession au néant. Nous l’avons vu vivre deux ans sur la simple énonciation de quelques termes auxquels il était incapable d’ajouter quelque chose de vivant. Il ne concevait, ne reconnaissait d’autre matière que « la matière de son esprit » comme il disait. Laissons-le à sa détestable mixture de rêveries, d’affirmations vagues, d’insolences gratuites, de manies. Ses haines – et sans doute actuellement sa haine du surréalisme – sont des haines sans dignité. Il ne saurait se décider à frapper que bien assuré qu’il pourrait le faire sans danger, sans conséquences. Il est plaisant de constater entre autres choses, que cet ennemi de la littérature et des arts n’a jamais su intervenir que dans les occasions où il y allait de ses intérêts littéraires, que son choix s’est toujours porté sur les objets les plus dérisoires, où rien d’essentiel à l’esprit ni à la vie n’était en jeu. Cette canaille, aujourd’hui, nous l’avons vomie. Nous ne voyons pas pourquoi cette charogne tarderait plus longtemps à se convertir, ou, comme sans doute elle dirait, à se déclarer chrétienne (Source : Œuvres d’Antonin Artaud, éd. Gallimard, collection Quarto, 2004, p.235)
N.B. : La réponse d’Antonin Artaud intervint en juin 1927, soit un mois plus tard, sous le titre A la Grande Nuit ou le bluff surréaliste. La rupture, malgré une tentative de réconciliation opérée par Joseph Barsalou qui jugeait possible une reprise ultérieure d’activités communes avec le groupe surréaliste et de suite désamorcée par Artaud, fut irréversible.
Murielle Compère-Demarcy
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