Artaud ou la machine de l’être à regarder de traviole (2)
L’inspiration comme fœtus dans l’œuvre d’Antonin Artaud
La question de l’inspiration poétique et de son verbe, et de son impuissance à accoucher / engendrer une création existant à part /
entière
de façon autonome et plénière /
satisfaisante
parcourt l’aveu testamentaire écrit par Antonin Artaud concernant les poèmes avortés de Tric Trac du Ciel. Aveu de poèmes au « petit air désuet » portant en eux, non un style, mais un esprit (celui recevable dans les années 20).
Poèmes non « inspirés », donc. Et qui ne représentent Artaud « en aucune façon ».
Mais « l’inspiration », qu’est-ce ? Une chimère ? Une déesse portant sacrement sur l’autel à la Beauté Littéraire et octroyant à ses élu(e)s grandeur, aura sublime, lauriers en tous genres ? Non pas.
« CERTAINEMENT L’INSPIRATION EXISTE », affirme d’une façon péremptoire Artaud dans Le Pèse-Nerfs.
Mais si l’inspiration existe, qu’en est-il de sa substance, de sa « substantifique moelle » ?
« L’inspiration n’est qu’un fœtus et le verbe aussi n’est qu’un fœtus » écrit Artaud dans son Préambule à l’édition de ses œuvres complètes, en 1946. « Je sais que quand j’ai voulu écrire j’ai raté mes mots et c’est tout ».
Réseau connecté au Tric Trac du ciel
d’un esprit dans le bruit de sa viande torve (en grec tavaturi signifie « bruit »)
rutilante / « appétissante acide »
agitant douloureusement dans sa linéarité
la breloque à fouetter
de son innéité
Tric-Trac / bruit de choses heurtées
Tric Trac céleste sur le plateau de la vie ordinaire
voix au « heurt de sarcophage hostile »
dans les Limbes d’une âme en vie / en peine
contre son gré « baptisée à » la cruauté / à la liberté
autrement dit aliénée
dépossédée de soi
« éraclée » vive dans les sales déchets
de soi / jetés hors
« Toute l’écriture est de la cochonnerie »
« Ce que vous avez pris pour mes œuvres n’était que les déchets de moi-même, ces raclures de l’âme que l’homme normal n’accueille pas ».
dans le noir limon
des paroles /
du côté de l’agonie de l’être
L’entreprise d’écriture chez Artaud relève d’un travail, au sens étymologique rappelant le tripalium, instrument de torture
relève du labeur / accompagné d’une « violence » dans les travaux et d’une peine / souffrance dont les stigmates restent marqués / incrustés / en germination et fermentation / indélébiles.
« Mais si j’enfonce un mot violent comme un clou je veux qu’il suppure dans la phrase comme une ecchymose à cent trous ».
C’est dire que l’engagement du poète est viscéral
envoûtement ou incarnation / incantation du poète
par l’écrit //
total
physique
physiologique
organique & cérébral
mixé / malaxé / broyé
ingéré / douloureusement digéré ou dégluti / régurgité /englouti- ex-primé / ex-purgé /exorcisé
ainsi chaque mot, chaque phrase
chaque corpus
pèse de son pesant de langage
et de son limon (de paroles) « qu’on n’éclaire pas du côté de l’être mais du côté de son agonie ».
Mission impossible que s’assigne le poète ? Que s’assigne « celui qui par innéité est celui qui doit être un être, c’est-à-dire toujours fouetter cette espèce de négatif chenil, ô chiennes d’impossibilités ». « Je me suis mis souvent dans cet état d’absurde impossible, pour essayer de faire naître en moi de la pensée », écrit Artaud dans Le Pèse-Nerfs.
Comment insinuer la trame de son âme en vie dans sa chair rutilante incarnée par le feu du Langage dévorant sa pression / sa langue / sa tension / son oppression
« sous la travée de la flamme-îlot d’une lanterne d’échafaud » ?
A la lecture du Préambule de 1946, le lecteur laisse venir à lui cette pensée qu’Antonin Artaud portait en lui en son corps de viande torve, en son esprit torturé, une mémoire peut-être plus ancienne que sa propre genèse, antérieure à celle façonnée par l’expérience de sa propre existence / une mémoire génétique / ante-chronologique / sur la frise de sa vie, portant le poids de douleurs anciennes l’empêchant de se réaliser / de s’être réalisé dans le temps compté de l’existence / de pouvoir trouver une équivalence entre le monde et son être dont la perception suraiguë d’une absence d’osmose le projette sans cesse dans une surréalité / une communication retournée le menant à corps et à cri dans une tentative de réécriture comme impossible de cette osmose déchirant son intégrité organique / psychologique, disloquant son être entre une écriture vouée à l’échec, œuvre de destruction éclairant l’être du côté de sa perte.
Une écriture dans l’aride tension d’une formulation avide de la vie,
et qui avorte de l’avoir voulu exercée
happée / dévorée
par « la multitude affolée » d’un corps-sujet scindé en groupuscules en errance
d’un sujet-pensant disloqué dans une multitude du sens /
– insensée ?
Artaud « carné d’incarné de volonté osseuse sur cartilages de volonté entrée »
entendant des voix qui ne sont plus des voix appartenant au monde des idées
qui ne sont pas les voix de Titiana
Ophélie, Béatrice, Ulysse, Monella ou Ligeia
Eschyle, Hamlet ou Penthésilée,
mais les voix de Sonia Mossé – morte en 1943 dans une chambre à gaz du camp d’extermination de Majdanek,
de Germaine Artaud – sa petite sœur morte à 7 mois,
d’Yvonne Allendy – morte d’un cancer en 1935,
de Neneka Chilé, sa grand-mère maternelle.
Une inspiration « habitée » ?
Murielle Compère-Demarcy
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