Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur & Arsène Lupin contre Herlock Sholmès, Maurice Leblanc (par Didier Smal)
Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur & Arsène Lupin contre Herlock Sholmès, Maurice Leblanc, édition d’Adrien Goetz, Folio Gallimard, septembre 2021, 336 & 352 pages, 5,70 €
Arsène Lupin est, pour l’amateur de séries télévisées de 2021, l’inspiration d’un personnage incarné par Omar Sy, Assane Diop, dans une série à succès, Lupin ; pour qui se tient éloigné du téléviseur et a souvent suivi les recommandations de Francis Lacassin, c’est un personnage créé en 1905 par Maurice Leblanc, et dont les aventures se succèdent jusqu’à la mort de son créateur en 1941. C’est surtout un représentant d’une certaine élégance, d’un certain savoir-vivre, et un personnage paradoxal dans une catégorie du roman policier née depuis peu, celle dont le personnage principal est un surhomme face à une police dont Ganimard, l’ennemi juré de Lupin, pourrait être le parfait représentant : « Il a d’excellentes qualités moyennes, de l’observation, de la sagacité, de la persévérance, et même de l’intuition. Son mérite est de travailler avec l’indépendance la plus absolue » (Arsène Lupin contre Herlock Sholmès). Bref, du Chevalier Dupin créé en 1841 par Edgar Allen Poe à Arsène Lupin, il n’y a qu’une lettre qui change ; l’esprit, génial et quelque peu facétieux, est quasi inchangé, et tant pis si l’intention semble opposée, Lupin étant de l’autre côté de la barrière. Et certes, Lecoq (Emile Gaboriau) et Sherlock Holmes (Conan Doyle) font partie de sa généalogie ascendante – de même que Rouletabille (Gaston Leroux) fait partie de sa généalogie descendante.
Après la Première Guerre mondiale, la donne change, le policier redevient membre des forces de l’ordre, génial mais au fond moins virevoltant (on pense au Hercule Poirot d’Agatha Christie et, un peu plus tard, au Jules Maigret de Georges Simenon).
Les deux volumes présentement édités dans la Collection Folio sont les deux premiers contenant des aventures d’Arsène Lupin, publiés respectivement en 1907 et 1908 : les dix premières nouvelles et le premier roman ayant pour héros Arsène Lupin – L’Aiguille creuse, le premier grand roman lupinesque, c’est en 1909. Ces histoires sont rédigées par un auteur alors méconnu du grand public mais remarqué de ses pairs (Renard et Daudet en particulier), proche qu’il était des grands auteurs de son époque (à l’âge de quinze ans, Leblanc assiste aux funérailles de Flaubert, en compagnie de Zola, Maupassant et des Goncourt entre autres) : Leblanc se lance dans le récit policier pour satisfaire la demande de l’éditeur Pierre Lafitte, qui vient de lancer un mensuel sur le modèle de l’anglais Strand Magazine, Je sais tout – il lui faut quelque chose à la hauteur des nouvelles de Conan Doyle, né sous la plume de Conan Doyle en 1887. Ce sera donc Arsène Lupin, dont la première histoire relate pourtant son… arrestation ! Leblanc se joue des codes du genre policier dès le début des aventures de Lupin, l’enquête n’étant que prétexte à la mise au jour du génie d’un cambrioleur de haute voltige et au goût assuré (voir la lettre envoyée au baron Cahorn, détaillant sa collection et proclamant un manque d’intérêt total pour un tableau de Watteau qui « n’est qu’une copie », dans Arsène Lupin en prison). Et à la neuvième nouvelle, la dernière du recueil Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur, Leblanc s’offre le luxe de légèrement parodier et ridiculiser le modèle supposé de son personnage, Sherlock Holmes, en un Herlock Sholmès certes de bonne tenue mais surtout tenu en échec par Lupin, parodie qui tiendra du bras-de-fer littéraire dans Arsène Lupin contre Herlock Sholmès – à la grande ire de Conan Doyle, soit dit en passant – on y reviendra.
Dans les nouvelles du recueil Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur, Leblanc fait ses gammes, mais des gammes montrant déjà une grande maîtrise de l’art narratif : Leblanc, qui a publié son premier recueil de « contes » en 1890, n’a pas fait que fréquenter Maupassant, il l’a lu, il a compris son sens de la concision, la perfection de la mise en place de la narration (et s’est peut-être bien inspiré d’une des plus belles nouvelles du maître, La Parure, sa nouvelle Le Collier de la Reine). La principale différence, au point de vue de la technique littéraire, est que les nouvelles de Leblanc ne se concluent par sur une pointe définitive ; au contraire, elles se concluent sur l’une ou l’autre réflexion d’un personnage, voire une interrogation quant à une affaire laissée en suspens, offrant plus de questions que de réponses – une ouverture, pour le lectorat de Je sais tout, vers l’aventure suivante (que nul ne le reproche à Leblanc, cette inféodation à la presse, son maître Maupassant écrivait selon l’espace disponible dans les colonnes du Gaulois et… pour plaire au lectorat de ce quotidien).
En ce sens, Leblanc est l’anti-Doyle, et là est peut-être tout le sens, amusant pour qui est familier de l’œuvre de l’Anglais au moins, d’une confrontation au sommet entre un personnage âgé d’à peine deux ans et un maître détective fictionnel vieux déjà de vingt-deux ans, lui, et fort de l’expérience de trois romans et autant de recueils de nouvelles – c’est-à-dire l’essentiel de ses faits et gestes, et de ses célèbres déductions. Dans Arsène Lupin contre Herlock Sholmès, roman honorable et plaisant, ce qui est tout ce qu’on demande d’un roman destiné à un vaste public muni d’un cerveau, Leblanc joue d’une opposition qui va bien au-delà du jeu littéraire, du clin d’œil long d’environ deux cent cinquante pages : il oppose un esprit hyper-rationnel, sûr de son fait, certain que la vérité se trouve dans « les cendres de cigarettes » (c’est Wilson-Watson qui s’en réjouit, alité qu’il est, lorsque Sholmès lui annonce avoir trouvé un début de piste dans l’affaire en cours), pour qui l’élément humain semble négligeable (la façon dont Sholmès traite Wilson est hilarante, et le facteur humain lui échappe dans la résolution de l’affaire, trop simple pour lui), à un esprit facétieux, joueur, plaisant, qui certes contrôle tout, mais avec une élégance et une souplesse spirituelles profondément humaines. Leblanc organise la rencontre entre deux esprits supérieurs, mais, par le jeu de la parodie, il fait pencher le cœur du lecteur vers la supériorité plus « ludique », plus amoureuse aussi, de Lupin. Disons, pour faire bref, que si l’on peut éprouver une admiration sidérée voire tétanisée face à un Sholmès (ou un Holmes, autant appeler un chat, un chat), celle éprouvée à l’encontre d’un Lupin se mêle d’un sentiment de fraternité, par un relatif côté Robin des Bois (toujours voler aux riches, toujours sans violence, et avec parfois un certain goût de la justice immanente) et surtout un art de la légèreté bienvenue.
Les deux présents volumes, dont on peut de bon droit soupçonner qu’ils sont le prélude à une réédition chez Folio des toutes les œuvres de Maurice Leblanc dont Lupin est le héros, sérié télévisée à succès oblige, sont tous deux préfacés par un Adrien Goetz à la fois amateur (on sent qu’il aime Leblanc et Lupin ; il en parle avec goût, il partage une jouissance) et connaisseur ; les deux préfaces servent à remettre Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur et Arsène Lupin contre Herlock Sholmès dans un contexte littéraire, sociétal et historique global, sans lourdeur exégétique – on les lit avec plaisir, partageant celui de Goetz, à vrai dire. De même, chaque volume, avant les inévitables « Notes », propose une amusante « Chronologie », dans laquelle Goetz entremêle la réalité (vie littéraire, vie et carrière de Leblanc) et la fiction (Lupin, sa vie, son œuvre), donnant à Leblanc les airs d’un héros fictif et à Lupin les airs d’un gentleman-cambrioleur bien réel, dont un certain Maurice Leblanc eût été le Watson – confident et historiographe, et en tout cas admirateur.
Admiration partagée.
Didier Smal
Maurice Leblanc (1864-1941) est un écrivain français dont le personnage le plus célèbre est Arsène Lupin. Il a aussi écrit des romans dans une veine naturaliste, et au moins une curiosité dans un genre oscillant entre le merveilleux et la science-fiction, Le Formidable événement.
Adrien Goetz (1966) est un historien de l’art et écrivain français ; depuis 2007, il a publié cinq Enquêtes de Pénélope, dont il est probable qu’un arrière-grand-oncle se prénommait Arsène.
- Vu: 1809