Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil, Bruno Tackels
Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil, Ecrivains de plateau VI, 2013, 190 p. 15 €
Ecrivain(s): Bruno Tackels Edition: Les solitaires intempestifs
« Le terrain vague sublime »
Bruno Tackels revient pour la sixième fois à son travail consacré « aux écrivains de plateau », ceux pour qui le texte n’est pas le point central du théâtre, mais ce qui le parachève. Tous ont marqué l’histoire du théâtre contemporain et avec Ariane Mnouchkine et le théâtre du Soleil, il parcourt près de cinquante ans de créations d’une troupe pas comme les autres.
Nous entrons dans le livre de B. Tackels par une magnifique « porte », la première de couverture, invitation à la découverte, au retour sur des souvenirs flamboyants de théâtre. La photographie de plateau, prise lors du tournage du film, né de la pièce Les Naufragés du Fol espoir en 2013 est un « portrait » de la troupe en costumes, prise dans son mouvement et celui d’Ariane Mnouchkine, devant elle, parmi elle. Ils sont ENSEMBLE.
Ce que le livre nous dit, c’est bien que le théâtre du Soleil est d’abord une aventure humaine extraordinaire depuis le début des années 70. L’auteur lui-même se place au milieu d’eux, les gens de la troupe, comédiens, artisans de tous les métiers, tour à tour et jamais dans la posture du critique (universitaire) mais il porte un regard d’ami, un regard de compagnon sur ce qui a animé depuis près de cinq décennies Ariane Mnouchkine et les siens. Il est aussi celui qui marche vers la Cartoucherie, en passant par le bois. D’ailleurs le texte est ouvert : il fait entendre la parole de ceux qui à un moment donné ont participé à l’aventure du Soleil. De très nombreuses citations d’A. Mnouchkine émaillent le livre, enrichies par celles de spectateurs, de membres de la troupe, de comédiens… L’architecture du volume rend compte aussi de cette pluralité de regards : dédicace à une femme de théâtre, Marie Frering ; lettre de l’auteur à ses amis du Soleil de 2012 ; journal de tournage de l’été 2011 (de la p.134 à 150) ; rencontre-entretien entre Ariane Mnouchkine et Anatoli Vassiliev en 2006. Le livre se referme sur un post-scriptum en forme d’hommage au musicien du théâtre, J.J Lemêtre, signé par Hélène Cixous, qui travailla notamment avec le Soleil en 1985 pour le spectacle de L’histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk.
Ainsi Bruno Tackles retrace-t-il l’histoire collective et exemplaire du Soleil, investissant la Cartoucherie à l’abandon pour monter 1789, dans le climat d’après 68. Le théâtre sera toujours impliqué par la chose publique et politique. La grève de la faim de l’été 1995 dans le contexte de l’éclatement de la Yougoslavie et la montée du nationalisme serbe en est l’illustration la plus éclatante. Mais Bruno Tackels insiste sur la dimension éthique de l’entreprise théâtrale : ses membres sont polyvalents, payés de la même manière. Ils entretiennent aussi des relations d’accueil avec leurs spectateurs, de partage, y compris lors de repas.
Mais ce qu’a apporté Ariane Mnouchkine à cette épopée, c’est son regard nouveau sur le rapport entre spectacle et texte. Le texte ne précède pas le travail sur le plateau. Son auteur voit en fait son texte « résolu » qu’au moment où il est pris en charge par la troupe, par le corps des comédiens, par les musiciens, décorateurs, costumiers, techniciens. Hélène Cixous accepte d’abandonner ses textes à la troupe. Il faut avant tout « prendre le plateau », « s’y jeter à corps perdu ». En vérité, c’est le plateau qui mène à l’écriture. Les rôles par exemple ne sont pas prédéterminés, attribués au préalable à tel ou tel. C’est en chemin que les choses se décanteront. L’ultime étape n’est autre que celle qui fait que les comédiens jouent à être eux-mêmes.
Ce repositionnement du texte n’empêche pas le Soleil de mettre en scène des œuvres patrimoniales (tragiques grecs ou Molière par exemple).
La longue histoire du théâtre du Soleil n’a rien d’une utopie. Il s’engage dans la Cité, pense à sa pérennité en faisant travailler de jeunes artistes, lors de stages, en réaffirmant que le théâtre est regard sur le monde, lieu où l’imaginaire devient vrai et que Ariane Mnouchkine nomme joliment : « le terrain vague sublime ». Bruno Tackels rend dans son livre un bel hommage à tous.
Marie du Crest
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