Arguments d'un désespoir contemporain, Richard Millet
Arguments d’un désespoir contemporain, 156 p., 18 euros.
Ecrivain(s): Richard Millet Edition: HermannC’est un livre à l’image de ces eaux noires, vivantes par en-dessous, mais presqu’immobiles à l’œil ; mystérieuses, attirantes ; celles qui essaiment sur le grand plateau de Millet : Millevaches - Millesources. On les regarde, partagés entre fascination et crainte ; elles font partie d’un autre nous, lointain ; elles murmurent les origines ; elles n’invitent pas à la baignade…
Un essai, ce petit livre dense ? C’est à la fois plus vivant et plus personnel – l’homme, l’écrivain habitent chaque page, en une genèse pudique et un peu austère – on imagine qu’on aurait pu l’intituler : « souffles », « cri », ou simplement « dires ».
C’est âpre, rugueux comme le granite, bousculant comme le « Jean d’Auvergne » qui sature le Limousin en hiver ; en même temps, le son a la pureté d’un cristal. On retrouve, là, dans cet « arguments… » l’itinéraire et l’œuvre de cet auteur, définitivement haut perché, à part, dans la grande littérature.
Livre d’amour de la littérature et de la langue, qu’il faut mériter, et, pour moi, le chemin a été dur, car il faut en passer par deux ou trois choses qui sont en Millet, qui le façonnent, qu’on sait de lui, qu’on n’aime pas vraiment ! « la foule… relents de produits de chez Mac Donald… diverses sortes de métis… créolisation générale… vacarme ».
« Le monde où je vis m’inspire un dégoût général », assène Millet, et participe d’une horizontalité qu’on pourrait d’ailleurs appeler : éphémère, superficialité, propre au zapping qui scande l’époque « cauchemar post humaniste ». Face à cela, la verticalité : l’origine (combien de fois est-il écrit – français de souche !) la nation, le christianisme, la langue par dessus tout, et, plus touchant, l’inutilité, le silence, la solitude et le secret…
Comme dans ces longues promenades – découvertes, où le chemin n’est pas tracé de bout en bout, il vous faudra peiner avant d’arriver – passé le politiquement très incorrect – au joyau : la passion (qui frise le goût du sacré) de l’auteur pour la langue, française, mais aussi pour les petites langues ; ainsi de l’Estonienne « que j’ai entendu sonner avec émotion au cœur de l’hiver ». La langue française est chez Millet une personne – en chair et os – qu’il amène et sert du fond d’une enfance limousine, paysanne ; elle est la parole de la république, laissant le beau patois, venu de nos troubadours, pour parler aux bêtes… La passion l’a si bien accompagné, construit, qu’il considère son écriture comme ce que doit l’enfant à sa famille, son terroir, ses croyances : « ce qui m’amène dans la langue comme on est au désert, au plus haut, au plus dur, au plus lumineux de soi », belle envolée janséniste ! Et de tirer cette langue française du côté des lignes pures, droites, architecturées des jardins de Versailles, en seule compagnie de Boileau, Malherbe, Chateaubriand, Proust, bien sûr… Les autres, l’autre bord, dont « l’argot… le tout venant du langage… la généralisation d’une langue servile » les font basculer dans ce qu’il nomme les « postlittéraires », voués, au bout du compte à finir dans « cette œuvre de mort de la sous-culture américaine… l’anglais » ceux-là, on ne sait même pas leur nom (hormis Le Clezio qui subit quelques lignes d’une aigreur peu commune).
Désespéré, donc, Millet ? Militant porteur de drapeau de toutes les réactions ? Ou plutôt, reclus, perchant sa superbe sur les hauteurs minérales de son plateau, contemplatif, à la manière du tableau de la couverture du livre très soigné : ruines brumeuses d’un musée abandonné, vestiges de sculptures ; un peintre, seul, observe, médite, sauvegarde, pleure, peut-être. C’est Millet ! Face au monde « désenchanté », massacré, l’art, seul, résiste : « n’être pas contemporain à tout prix est l’acte insurrectionnel par excellence »…
N’hésitez pas, avancez à grandes foulées dans la lande de ces diatribes chantées comme autant de prières. Montez avec Millet en haut du grand plateau ; suivez le ! Un chemin difficile pour un voyage incomparable.
Martine L. Petauton
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