Après le silence, Didier Castino
Après le silence, août 2015, 224 pages, 18 €
Ecrivain(s): Didier Castino Edition: Editions Liana Levi
« J’ai passé ma vie là – dans ce laminoir
Mes poumons – mon sang et mes colères noires
Horizons barrés là – les soleils très rares
Comme une tranchée rouge saignée rouge saignée sur l’espoir…
Forger l’acier rouge avec mes mains d’or ».
C’est à cette chanson de Bernard Lavilliers que peut nous faire penser le premier roman de Didier Castino, Après le silence, qui commence étrangement par un « Et », comme si le dialogue avait débuté il y a longtemps. Suit un portrait qui ressemblerait à un interrogatoire. « Et je m’appelle Louis Georges Edmond Cattala. Je travaille à l’usine toute la semaine, c’est dur mais ça me plaît. Je suis quelqu’un qui avant tout travaille, a toujours travaillé. C’est ma vie, ma reconnaissance et la sécurité ». En fait, c’est peut-être de cela dont il s’agit puisqu’un dialogue se met en place entre un père et un fils. On sait juste qu’il y a un lien étroit entre deux personnages car ils se tutoient.
Nous l’apprendrons très vite, c’est un faux dialogue. En effet, le père, mouleur aux Fonderies et Aciéries du Midi, meurt à 43 ans dans un accident du travail, écrasé par une meule de plusieurs tonnes. L’accident aurait pu être évité. Sous Giscard d’Estaing, on prenait peu en compte les avertissements des ouvriers sur l’état du matériel. Ce qui comptait d’abord, c’était la rentabilité maximale.
Le fils cadet, qui a sept ans au moment du drame, sera éloigné des obsèques pour éviter de le choquer. Grossière erreur. Le fils ne l’acceptera pas. Il attendra d’avoir lui-même l’âge de son père pour s’emparer de son histoire et la prendre en charge pour nous l’offrir dans un long monologue destiné à nous faire partager ses perceptions, ses sensations, ses sentiments, ses réflexions sur ce drame, sur cet homme, son père, syndicaliste, communiste, qui porte en lui une vénération du livre mâtinée d’une peur du savoir et de la connaissance, resté catholique malgré tout, « un héros » aux yeux de sa famille et de ses camarades.
L’auteur nous plonge d’emblée dans le lieu « l’usine » qui devient un personnage central de l’intrigue. On respire son odeur, on entend son fracas, on ressent son attrait, on perçoit son aridité. Elle pénètre au cœur des lecteurs et l’imprègne.
Il nous précipite aussi dans la France des années 1970, sous Giscard d’Estaing. Il réveille une autre époque : celle de la croissance, de la lutte des classes, des Gauloises bleues et de la 2 CV. Il fait revivre aussi le monde, celui des ouvriers qui furent les véritables artisans de la reconstruction et de la richesse du pays. Il nous en révèle ses règles, sa solidarité, ses joies et ses douleurs, ses luttes, ses échecs et ses victoires collectives et ses faiblesses individuelles, sa rudesse, sa violence, sa colère, ses rires et ses cris, son précoce épuisement des corps aussi.
Le narrateur tente de retrouver l’image personnelle qu’il garde de ce père qu’il a perdu trop jeune et qu’il fait revivre lorsqu’il est devenu adulte. Dans ce récit, le fils oscille entre tendresse et rivalité, entre désir de bousculer cette image de héros et le désir de la glorifier, entre émotion et conscience, la honte et la fierté mêlées des origines, entre identification et affranchissement.
Et le père se rebiffe. Il ne se reconnaît pas dans ce portrait dressé par son fils. Ce n’est pas sa langue. Ce n’est pas ce qu’il a vécu : « Si tu veux raconter ma vie, tu ne peux parler de moi à l’école. J’ai dû y aller comme y vont les enfants de 1930, mais moi c’est le travail surtout (…) Je rentre à l’usine. J’ai treize ans. Je me souviens surtout de ça. Un nouvel élan, une ouverture sur un monde inconnu mais dont beaucoup parlent autour de moi, un monde difficile mais grâce auquel on devient un homme ».
Le fils raconte aussi la vie de famille, l’amour compliqué du père pour sa femme Rose qui, après la mort de son mari, restera la gardienne du temple, le chahut joyeux des garçons, les efforts constants pour pouvoir payer des vacances. Une vie d’ouvrier, pas plus, pas moins.
Dans ce milieu, on est des taiseux. On ne se raconte pas. Le fils transgresse ce silence et remplit le vide de l’absence avec ses propres mots, ceux que le père n’a pas pu exprimer.
Maintenant que le fils, le cadet, le petit dernier de la famille, le plus indépendant, celui qui a pu faire des études, qui a une certaine aisance matérielle, qui a rompu totalement avec ses origines, qu’il est devenu un homme propriétaire aisé, qu’il a rompu avec la politique, qu’est-ce qu’il va garder dans le récit de cette vie dont il va tenter de supprimer la gangue d’éloge pour se frotter à ce père mort, entre comparaison, malentendu et justification ? Quel dialogue peut s’instaurer entre un père, droit et digne, et son fils qui ne veut pas le dénaturer, malgré les différences d’itinéraires qui rendent l’échange compliqué ? Comment opérer ce glissement d’un monde à l’autre, qui trace parfois une ligne de démarcation infranchissable, d’un milieu ouvrier à un univers bourgeois sans trahir son passé ? Comment couper le cordon sans renier ses origines ?
Alors, le fils se doit d’inventer une écriture dans une langue étrangère à sa famille en composant une musique du silence. Et c’est cette stratégie d’écriture qui est le plus fascinant dans ce récit. Tout le roman instaure un chassé-croisé de voix qui jonglent entre dire et écrire, entre vérité et fiction. L’auteur mélange des « je », il enchevêtre les narrateurs, le père et sa langue heurtée et nerveuse, parfois grossière, familière, faussement « orale », et le fils qui utilise une langue plus recherchée, sans qu’on s’y perde pourtant. Et le narrateur avance cette allégation qui boucle le roman : « Je peux parler à ta place quand ça me chante. C’est ce que je viens de faire et tu n’as toujours pas bougé ».
Tout l’art de l’auteur consiste à nous égarer dans ce dédale de pronoms entre le « je » et le « tu », entre le singulier générique du « on » et le pluriel du collectif qui fait corps. Et au fil du texte, la parole du fils s’affirme et devient dominante. D’ailleurs peu nous importe ce qui vise à atteindre la réalité et ce qui la déborde, la transforme, la reconstitue. L’essentiel dans un roman n’est pas la vérité biographique mais la vérité intérieure qui fait que le lecteur y souscrit et se laisse emporter.
« Depuis les années 1980, un nombre croissant d’écrivains s’intéresse au travail, et plus spécifiquement à la grande entreprise ouvrière. Ce constat d’un monde qui disparaît sans laisser de traces invite alors les écrivains à constituer le roman en lieu de mémoire et d’historisation de la classe ouvrière » (Thèse d’Aurore Labadie intitulée Le Roman d’entreprise français depuis les années 1980).
Quand on ferme le livre, comment ne pas évoquer « la figure » de L’homme du commun à l’ouvrage de Jean Dubuffet et la valorisation de celle-ci ? Mais ce roman, s’il exalte « l’ouvrier », ne se limite pas à ce thème. L’auteur nous l’annonce dès l’exergue emprunté à René Char dans Les Matinaux : « Les mêmes coups qui l’envoyaient au sol le lançaient en même temps loin devant sa vie, vers les futures années où, quand il saignerait, ce ne serait plus à cause de l’iniquité d’un seul ». Il nous interroge aussi sur la condition ouvrière, sur la tension entre deux mondes, sur la transmission d’un héritage, la fierté et la honte du transfuge de classe, la révolte qui permet de trouver sa place. Mais surtout l’amour qui sourd de ce dialogue « d’outre-tombe ». Car ce roman laisse filtrer une grande tendresse. Et c’est ce qui touche le lecteur et le tient en haleine jusqu’à la fin. Car cette méditation sur l’identité ou plutôt sur « nos identités » parle à nous tous.
Pierrette Epsztein
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