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Apprendre à vivre sous l’eau, Mémoires de violon, Ami Flammer, par Michel Host

Ecrit par Michel Host le 16.01.18 dans La Une CED, Les Chroniques

Apprendre à vivre sous l’eau, Mémoires de violon, Ami Flammer, Christian Bourgois, 2016, 230 pages, 14 €

Apprendre à vivre sous l’eau, Mémoires de violon, Ami Flammer, par Michel Host

 

« La musique n’est pas abstraite, elle est signifiante, autant qu’un poème ou qu’une peinture ; il faut savoir la faire parler et oser la faire parler ».

« Cette histoire commence, comme souvent dans les blagues juives, par Dieu qui annonce la fin du monde, consterné par l’une de ses plus importantes créations, qui ne sait pas faire autre chose que se vautrer dans la violence, la haine et la méchanceté ».

Ami Flammer, pp. 228 et 231

 

Vivre est le chemin

Qu’importe que la publication remonte à une année. Il n’est pas de date de péremption pour les livres, et d’autant moins s’ils sont porteurs de vérités et de sens. C’est bien le cas de ce récit autobiographique du violoniste Ami Flammer.

Son titre intrigant est directement en lien avec la « blague juive » évoquée dans notre seconde épigraphe. Laissons au lecteur le plaisir d’en savourer le sucre, le sel et le poivre.

Ce n’est pas une vie de musicien que l’auteur veut dérouler devant nous, ni une carrière de soliste et professeur, dont cependant il pourrait s’enorgueillir : autre chose, outre de passionnants aperçus sur son art, traverse ces pages, autre chose qui tient du courant électrique à haute tension, du tissage d’un champ magnétique dans un espace et une période temporelle bien délimités, ceux du vingtième siècle dans la perfection de sa noirceur criminelle jusqu’aux premières années de ce XXIe siècle où l’humain tente de se laver de ses ignominies, de bâtir un autre monde avec plus ou moins de bonheur et de maladresse. Ami Flammer ne cherche à aucun moment à replonger dans les horreurs, l’Histoire s’est accomplie et la vie n’attend pas qu’on ait fini de pleurer les martyrs et les morts victimes de l’insondable bêtise haineuse. Finir ce deuil est une autre punition, insurmontable. On ne peut finir, par exemple avec ceci : « … les plus beaux violons étaient “sélectionnés” et servaient aux musiciens, souvent très célèbres, qui ont finalement constitué les orchestres des camps, chargés de jouer lors des visites des grands dignitaires nazis. Ils jouaient aussi pendant les séances de fusillades collectives et de torture ». Il faut se tourner vers le futur. La vie marche dans la vie. Elle reprend son chemin tout en remettant les femmes et les hommes dans sa voie bénéfique par le « faire », qui seul sauve notre temps terrestre, le « Poiêin » (il en existe certainement une traduction en hébreu) et c’est bien ce qu’entreprend notre auteur.

Traçant à grands traits les étapes de son parcours, nous apprenons d’abord d’où viennent ses ancêtres (d’Israël, puis de Galicie, à ne pas confondre avec la Galice espagnole) ; ensuite, qu’il naît en France, à Metz, en Lorraine, porté par sa mère fuyant les pogroms et violences antisémites toujours aux aguets dans l’Europe centrale. S’ensuit le récit d’une enfance et d’une jeunesse marquées par un contact de plus en plus suivi avec le violon et la naissance du goût d’en jouer, puis par l’opposition ouverte de son père à son projet artistique, une opposition, et c’est admirable, qu’il vaincra à force d’obstination, après une longue lutte. Au passage, nous apprendrons que « l’oreille absolue » est une réalité, mais qu’elle ne sert pratiquement à rien. L’aide viendra d’une association de jeunesse sioniste socialiste (la Hachomer Hatzaïr, soit « La Jeune Garde ») de tendance marxiste, d’un sionisme alors non déconsidéré comme il le sera plus tard, d’une mère lucide et entreprenante (des voyages très formateurs en Roumanie et ailleurs en Europe) et, paradoxalement, de l’expérience traumatisante de l’antisémitisme au collège de Metz, laquelle fait penser au terrible « jour du camelot », jour anniversaire de ses dix ans, qui traumatisa à vie l’écrivain Albert Cohen. Cette aide deviendra décisive avec les premières expériences musicales : concerts, rencontres encourageantes avec le violoniste David Oïstrakh et d’autres musiciens, et enfin, lorsque après une longue lutte pas encore victorieuse contre l’opposition paternelle, s’ouvriront les portes de la capitale et du Conservatoire national, la visite décisive au premier maître attentif et d’une extrême compétence, Roland Charmy, époux de la harpiste Lily Laskine. Ami Flammer ne cessera de rendre hommage à cet homme, à ce couple, devant lequel il joua le Concerto d’Alfredo D’Ambrosio, une étude de Rodolphe Kreutzer… Une carrière de violoniste soliste est désormais sur ses rails.

La vie d’Ami Flammer est principalement orientée par la musique, et son lecteur, surtout s’il est musicien lui aussi, apprendra beaucoup de la relation de ses apprentissages et de ses premiers pas dans le monde musical. De la discipline exigée de l’apprenti musicien au passage du concours d’entrée au Conservatoire, du premier concert personnel au succès au concours (anecdote amusante, la contemplation des seins nus d’une femme peinte par David « [lui] a ôté au moins la moitié de [son] trac »), nous en apprenons beaucoup. Il jouera ce jour-là du Paganini et du Saint-Saëns.

Pour être succinct, l’existence d’Ami Flammer telle qu’il nous la fait vivre, se déroule par périodes bien délimitées dans le temps. Ses expériences sont parallèles ou non, mais distinctes.

Il n’a pas délaissé la préoccupation politique. Mai 1968 est un moment qu’il vit intensément à Metz : « Il se jouait en fait quelque chose d’irrépressible, une sorte de pulsion collective inconsciente… », « … plus tard, j’ai compris qu’en fait nous ne faisions que rompre avec le post-pétainisme… ». Affaire de point de vue, bien entendu, et sans doute de discussions passionnées à l’université. Le Conservatoire n’est pas délaissé, on y joue le répertoire : César Franck, Ernest Chausson, Guillaume Lekeu… puis Alban Berg et l’école de Vienne. Le maître Roland Charmy dirige les classes, lui-même élève de Jacques Thibaut, il hante aujourd’hui la mémoire d’Ami Flammer qui confesse : « Je l’aime encore et il me manque ».

Vient (années 1970) l’expérience américaine, précédée du concours de sortie du Conservatoire. C’est très pointu et, une fois encore, nous en apprenons beaucoup sur l’art de l’interprétation musicale. Les lecteurs musiciens feront ici leur août très profitablement. Notre auteur embarque pour l’Amérique avec quelque réticence : il découvrait alors d’autres musiques, d’autres musiciens, d’autres spectacles et venait de créer un quatuor à cordes… Il part néanmoins avec l’Orchestre de chambre de Versailles pour une tournée de concerts de deux mois. L’Amérique du Nord le choque au premier abord, mais il reconnaîtra, après Gilles Martinet, que « L’antiaméricanisme est le socialisme des imbéciles ». Les Amériques Centrale et du Sud lui furent une découverte « incroyable », notamment par la vision d’une « pauvreté inouïe » : « C’était insoutenable. Ma vraie conscience politique provient de cette expérience-là… ». Mais la musique en pâtit : « Comment croire en la beauté, faire de la musique, quand on assiste à cela ? » L’expérience est traumatisante. Équateur, Venezuela, Salvador, Uruguay, Brésil, le Chili encore sous Allende, Haïti… lui offrent les pires visions et réalités des misères inhumaines en même temps que des luttes révolutionnaires alors en cours… « La pauvreté était horrible, elle était comme une insulte à l’humanité ». Ami Flammer tente de s’opposer comme il le peut (je ne participerai pas à ce concert !) jusqu’à comprendre qu’on ne le comprend pas dans l’orchestre et qu’il se rend ridicule aux yeux des vrais révolutionnaires : il ne peut alors (dans ce récit du moins) que trouver le refuge de la musique, dont il nous parle avec science et cœur. Retour à Metz : souvenirs lumineux des concerts, écœurement laissé par les réalités sociales et politiques, tout cela mêlé aux souvenirs pas si lointains du IIIe Reich, de la guerre en France et du règne au conservatoire de l’antisémite Claude Delvincourt resté directeur jusqu’à sa mort, en 1954. Quelle personnalité ne serait puissamment perturbée par cet agglomérat d’histoire passée et présente, ce nœud de beautés et de laideurs ?

Son frère, simultanément, le tient au courant des affaires d’Israël… Le voyage en Israël paraît une sorte d’obligation. Ami Flammer obéit ici à une forte sollicitation de son aîné. Il n’est pas franchement partant, et on le comprend quand on sait qu’il a refusé de faire sa Bar Mitzvah et qu’il ne fait pas mystère de son athéisme. Le violon emporté servira peu. Les choses se passeront plutôt mal. Le réel le frappe en pleine poitrine : le kibboutz où il est accueilli lui paraît « une sorte d’utopie socialiste primitive » tenant du monastère pour son système de vie, et surtout il est établi sur « des terres volées, du moins confisquées à un autre peuple ». C’est ici, peut-on penser, qu’on peut constater qu’un artiste véritable, une âme juste et pure, ne peut atteindre le degré de cynisme d’un politicien chevronné, d’un Haïm Weizmann par exemple : « On a volé des terres, ne tentons pas de le cacher, mais on a bien fait. Nous devions agrandir notre espace vital, sinon Israël aurait été invivable et indéfendable ». Quand nul ne veut ni la négociation ni la paix, la situation ne peut qu’empirer. Dans ses rares prestations musicales en Israël, Ami Flammer reconnaît qu’il joue mal. Tout est bancal. L’apprentissage de l’hébreu nécessite plus de quatre mois. Notre voyageur reprend avion et violon. Il part : « Je crois que je n’aimais pas ce pays» – dit-il. Quant à une autre forme de non-reconnaissance de l’autre, retenons ceci : « … une méconnaissance de l’autre inimaginable, avec cette espèce de folle réécriture quotidienne de la réalité qui consiste à se considérer comme victime tout en opprimant l’autre. La religion s’est terriblement renforcée des deux côtés, et c’est un désastre ». Ami Flammer a intitulé ce chapitre : Le vase brisé !

À nouveau, il revient à la musique, socle de sa vie, peut-être sa tour de contrôle sur les pistes d’un aéroport fou… Le troisième cycle du conservatoire ; la « carpe à la juive », dernier vestige du judaïsme en Pologne ; Auschwitz, brûlant toujours dans la mémoire ; la campagne électorale giscardienne ; les cuisses troublantes des jeunes Polonaises ; la rencontre de Marguerite Duras, très étrange dans son rapport au monde juif ; la musique enfin, dans les partitions, les concerts… finement commentée (ouvertures de fenêtres, le désir d’explorer, de connaître est puissamment stimulé…). Le commentaire par Ami Flammer du Concerto de Beethoven, est un chef-d’œuvre de précision et de finesse ; et encore un discours lumineux sur l’art de la cadence… Musique ! Musique ! Le monde va son train, on y peut encore vivre sa vie, même s’il reste parfois, souvent même, dans ses humeurs mortifères.

Le livre est loin d’être à sa fin. Laissons au lecteur le soin d’en découvrir les dernières pages : une petite centaine. C’est ma méthode paresseuse, je l’avoue. Mais retenons ces anecdotes dans nos filets :

Glenn Gould voulait être l’artiste anonyme : « … insoucieux des supposées exigences du marché […] Et puisqu’elles auront disparu, l’artiste abandonnera son faux sentiment de responsabilité vis-à-vis de son “public”, et son “public” renoncera à son rôle de dépendance servile ».

Soirée privée dans un château de Normandie : Ami Flammer était face à « des gens très riches… un ramassis de bourgeois décadents et incultes, qui s’extasiaient du côté “délicieux” du premier morceau de Mozart… J’ai joué le concerto en do majeur de Joseph Haydn ; j’ai eu un joli succès, en m’attirant ces mêmes commentaires – « si touchant, si délicieux ». Je n’y ai pas tenu : au rappel, j’ai joué en bis, L’Internationale… Inutile de dire que pour moi la tournée s’est arrêtée là ». On ne se refait pas.

Au sujet de l’instrument, du violon, Ami Flammer a aussi beaucoup à dire, de ses dates et lieux de fabrication (facture) à l’art et à la manière d’en jouer… Et aussi de ces convictions que l’humanisme ne se suffit pas à lui-même, que la beauté non plus ne suffit à sauver le monde… de cette autre encore, que l’invention des monothéismes restera à jamais coûteuse…

Cette beau texte n’a pas de fin, il nous parle de ce monde où nous baignons, il nous parle plus de vie que de mort, d’espoirs ténus mais d’espoirs, il est source d’énergie, tout comme m’a toujours semblé l’être la musique de Mozart. En postlude, il dit l’Amour, indispensable nourriture de la vie : « J’ai aimé (presque) tous mes étudiants. Je pense que l’on ne peut pas bien enseigner sans aimer ».

 

Michel Host

 

1er prix de violon au Conservatoire de Paris en 1969, médaillé au Concours international Maria Canals, à Barcelone, en 1971, soliste sur de nombreuses scènes internationales, Ami Flammer est « violon solo » de l’Orchestre de chambre de Versailles. Il pratique avec passion la direction d’orchestre. Il se produit souvent en duo avec Jean-Claude Pennetier. Il est professeur de violon et de musique de chambre au CNSM de Paris, et enseigne également au conservatoire de Gennevilliers.

Bibliographie, discographie et réalisations : Plusieurs disques enregistrés avec Jean-Claude Pennetier. Publie Le violon, en 1988, aux Ed. Lattès-Salabert. Il a travaillé pour le cinéma, créé des Spectacles : Lorient de l’Occident, avec Michael Lonsdale. Un spectacle de Marguerite Duras, au Théâtre de la Colline, en 2008. Un spectacle avec François Marthouret sur le Testament de Heiligenstadt de Beethoven…

 

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A propos du rédacteur

Michel Host

 

(photo Martine Simon)


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Rédacteur. Président d'honneur du magazine.


Michel Host, agrégé d’espagnol, professeur heureux dans une autre vie, poète, nouvelliste, romancier et traducteur à ses heures.

Enfance difficile, voire complexe, mais n’en a fait ni tout un plat littéraire, ni n’a encore assassiné personne.

Aime les dames, la vitesse, le rugby, les araignées, les chats. A fondé l’Ordre du Mistigri, présidé la revue La Sœur de l’Ange.

Derniers ouvrages parus :

La Ville aux hommes, Poèmes, Éd. Encres vives, 2015

Les Jardins d’Atalante, Poème, Éd. Rhubarbe, 2014

Figuration de l’Amante, Poème, Éd. de l’Atlantique, 2010

L’êtrécrivain (préface, Jean Claude Bologne), Méditations et vagabondages sur la condition de l’écrivain, Éd. Rhubarbe, 2020

L’Arbre et le Béton (avec Margo Ohayon), Dialogue, éd. Rhubarbe, 2016

Une vraie jeune fille (nouvelles), Éd. Weyrich, 2015

Mémoires du Serpent (roman), Éd. Hermann, 2010

Une vraie jeune fille (nouvelles), Éd. Weyrich, 2015

Carnets d’un fou. La Styx Croisières Cie, Chroniques mensuelles (années 2000-2020)

Publication numérique, Les Editions de Londres & La Cause Littéraire

 

Traductions :

Luis de Góngora, La Femme chez Góngora, petite anthologie bilingue, Éd. Alcyone, 2018

Aristophane, Lysistrata ou la grève du sexe (2e éd. 2010),

Aristophane, Ploutos (éd. Les Mille & Une nuits)

Trente poèmes d’amour de la tradition mozarabe andalouse (XIIe & XIIIe siècles), 1ère traduction en français, à L’Escampette (2010)

Jorge Manrique, Stances pour le mort de son père (bilingue) Éd. De l’Atlantique (2011)

Federico García Lorca, Romances gitanes (Romancero gitano), Éd. Alcyone, bilingue, 2e éd. 2016

Luis de Góngora, Les 167 Sonnets authentifiés, bilingue, Éd. B. Dumerchez, 2002

Luis de Góngora, La Fable de Polyphème et Galatée, Éditions de l’Escampette, 2005