Apostille & Excursus… à la girafe, par Eric Poindron
N’oublie Jamais, lecteur, que si la girafe laisse des traces, l’ombre de la girafe ne laisse pas de taches.
Lorsque j’écris une histoire, il m’arrive, sans que je ne le dise à personne, d’enfouir des secrets derrière les mots, devenant ainsi le passager clandestin de ma propre histoire.
Qui suis-je quand j’écris ? Suis-je moi, ou ce que les autres disent que je suis ?
BRIGAND GANDIN
Ou celui qui se glisse derrière celui que je « suis » ?
BRIGANTIN comme un navire qui vogue sur les sous-entendus de l’aventure ?
Ai-je écrit mes livres ?
Je ne sais pas ; ou à peine. Je les ai vus avant, peut-être ; je les ai lus peut-être.
Écrire comme on voyage, pour vérifier ses souvenirs et ses incertitudes. Et transmettre à son tour.
Derrière mes propres histoires, je cache d’autres histoires. Et des secrets. Les miens et ceux des écrivains ou amis.
J’écris par procuration et j’embarque des complices.
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Une apostille est un ajout ou addendum, ajouté à un texte ; de droit, souvent, mais pas seulement. Ici, par monts et par jeux, par mots et par vaux, c’est un amusement de l’écritoire comme un divertissement pédestre.
Excursus, qui vient du latin et signifie excursion ; mais peut aussi signifier, en philosophie, en littérature ou en esthétique, par exemple, digression, écart de sujet.
Voyager pour toujours imaginer autre chose, dénicher des secrets et découvrir un possible nouveau « quelque part ».
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Photo Isla Louise
Peigner ou baigner la girafe. Il faut choisir.
Une girafe ne fait jamais le singe mais, vous voilà̀ avertis, vaut bien trois singes puisqu’elle donne à voir, à entendre et à – tout – raconter.
Décidément, la girafe est un drôle de zèbre.
Chercher des itinéraires insolites en dehors de tout chemin préconçu, siffloter en observant la lune et tordre le cou aux apothicaires et à leurs vilains calculs ; et emprunter le sens girafoire.
Se munir d’une voyageuse & longue lorgnette flamboyante comme un clairon. Et prête à l’aventure.
A la jolie manière de Cyrano de la Lune qui sait mieux que personne que pour trouver le juste chemin de l’astre taquin il suffit d’emprunter celui des nuages. Les nuages, l’autre pays des girafes.
Après tout, celui qui n’essaie pas… N’est-ce pas Picasso ?
« Dieu n’est rien de plus qu’un artiste. Il a inventé́ la girafe, l’éléphant et le chat. Il n’a pas de style propre, il essaie simplement les choses les unes après les autres ».
Blaise Pascal qui n’y connaissait rien en girafe croyait que l’étude de la nature par les hommes ne saurait aboutir à une connaissance profonde et que la connaissance de celle-ci était une présomption. Un siècle plus tard, les philosophes et les scientifiques devaient en décider autrement.
Il était une fois un Piémontais, Bernardino Drovetti, représentant de la France auprès du pacha d’Égypte Mohammed Ali (1802-1806), puis consul de Napoléon (1806-1815) et consul général de sa majesté le roi très chrétien dans la vallée du Nil. Le Piémontais exerçait aussi une étrange fonction en fournissant aux cours d’Europe des animaux sauvages. Pour entretenir de bonnes relations avec Charles X, le pacha d’Égypte eut l’idée d’offrir au Muséum d’histoire naturelle une girafe et chargea Bernardino Drovetti de trouver cette dernière.
La girafe fut capturée au Soudan, ramenée au Caire, puis à Alexandrie, et enfin à Marseille où elle arriva le 23 octobre 1826. Elle fut mise en quarantaine jusque mi-novembre où elle prit ses quartiers d’hiver dans les communs de la préfecture des Bouches-du-Rhône.
Jamais on n’avait vu pareil animal sur le sol de France. Même le grand Buffon n’en avait jamais vu et s’était contenté d’en dresser le portrait d’après des témoignages erronés et d’anciennes lectures.
Une fois l’animal sur le territoire français, il fallait l’emmener à Paris. On étudia deux propositions fluviales, la première, une navigation sur le Rhône, la Saône puis les canaux jusqu’à Paris. La seconde par la mer : Méditerranée, Gibraltar, le golfe de Gascogne et la Manche. Mais les deux solutions furent jugées dangereuses – on avait plusieurs fois, par le passé, perdu des rares animaux sur les eaux françaises. On abandonna l’idée du voyage en bateau.
L’ordre royal fut le suivant : La girafe irait à pied jusqu’à Paris.
Geoffroy Saint-Hilaire, alors âgé de cinquante-cinq ans, qui avait accompagné le jeune Bonaparte durant la campagne d’Égypte, professeur de zoologie au Muséum et membre de l’Académie des sciences, prit la décision, malgré ses rhumatismes et une rétention d’urine, de faire les 880 kilomètres à pied. Personne ne l’y obligeait. Il l’avait décidé et ne laisserait à personne la responsabilité de conduire l’étrange animal auprès du roi.
Au début d’avril 1827, Geoffroy Saint-Hilaire arrive à Marseille et imagine faire le voyage en huit semaines. Marseille-Lyon en vingt-trois jours et Lyon-Paris en vingt-neuf.
Le 20 mai, c’est le départ. Escorté par la gendarmerie afin d’éviter les troubles et la curiosité dus à un matraquage « médiatique » inouï pour l’époque. La France et toutes les gazettes en parlent. Des milliers de personnes se pressent sur les chemins pour apercevoir l’étrange équipage : la girafe, deux jeunes noirs soudanais, Hassan le palefrenier de Drovetti, un interprète pour Geoffroy, une antilope de haute taille, deux mouflons, deux vaches égyptiennes et plusieurs chevaux. Sans oublier un véhicule pour l’antilope et la nourriture de l’étonnante caravane, ainsi que les gendarmes d’usage.
Le savant écrit : « Le bel animal du roi, c’est le nom donné à la Girafe sur toute sa route dans le midi de la France, le bel animal du roi est différemment nourri qu’alors : sa nourriture ne fut, et n’est encore point celle qu’il préfère dans la vie sauvage. Du grain mélangé de maïs, d’orge et de fèves de marais brisées au moulin, et pour boisson, du lait matin et soir, suffisent à notre grande voyageuse. Elle s’était rendue très-difficile à Marseille pour prendre sa boisson devant le public : elle a renoncé à ce caprice en route, où l’on a d’ailleurs remarqué qu’elle a gagné beaucoup en familiarité, comme en force et en santé ».
Sur les routes de France on surnomme parfois Geoffroy Saint-Hilaire « Monsieur le comte de la girafe ».
Les villes défilent à pas lents.
Aix-en-Provence, puis Orange, Montélimar, Valence, Tain. Et le 6 juin, Lyon.
Sur les routes, il faut parfois les ponts pour laisser passer l’animal et l’on débaptise les auberges pour mieux les baptiser Auberge de la Girafe.
On s’enthousiasme, on essaie d’approcher l’animal et la caravane passe.
Puis ce sera les routes de Bourgogne avant de gagner celle de l’Île de France.
Malgré l’âge, Geoffroy Saint-Hilaire tient ses engagements de marcheur opiniâtre. De Marseille à Lyon, il parcourt 348 kilomètres en dix-sept jours.
Le 30 juin, il est à Paris, près de la Seine, un fleuve inconnu de la girafe.
La girafe fut présentée au monarque – qui l’accueillit avec dans sa main quelques pétales de rose – et aux Parisiens. Et 600.000 visiteurs vinrent la première année, au Jardin des plantes, lui rendre hommage. Elle fit l’objet de toutes les déclinaisons : littéraire puisque Balzac, Georges Sand, Stendhal – qui dans une lettre du 2 juillet 1827 écrit : « Nous sommes allés par le Steamboat de la Seine, à Villeneuve-Saint-Georges au-devant de la girafe » – l’évoquèrent. D’autres écrivains la firent parler et les pamphlétaires s’en mêlèrent.
La mode est à la girafe, comme un inventaire à la Saint-Hilaire : porcelaines, tissus, objets de décoration, pain d’épices, ou instruments de musique sur le thème de l’animal. Horloge de la Forêt noire pour les hommes, coiffure à la girafe pour les femmes. La France pense et vit girafe.
Elle mourut presque en 1845, âgée de vingt et un ans dont dix-huit de captivité. On l’empailla, on l’égara puis on l’oublia. En 1914, on crut même la retrouver à Verdun dans les tranchées, pour la plus grande incompréhension des soldats allemands.
Elle est aujourd’hui au musée de La Rochelle sous le nom de Giraffa camelopardalis du Soudan, province du Sennär où elle naquit.
Photo Isla Louise
Geoffroy Saint-Hilaire s’est contenté de marcher, sans presque écrire Le voyage à travers la France avec une girafe. Peut-être est-ce dommage pour la littérature.
Aussi, durant plusieurs années, j’ai traversé la France, de Marseille à La Rochelle, via Paris afin d’enquêter et me documenter, avant de raconter l’histoire du plus poétique, savant et farfelu des « convois exceptionnels ».
Puisque le naturaliste Geoffroy Saint-Hilaire n’a pas écrit Le Voyage avec une girafe à travers la France – la girafe offerte par le pacha d’Égypte à Charles X qu’il mena sur les routes, du port de Marseille aux rives de la Seine –, aventurons-nous avec allégresse sur ses traces, célébrons le grand dehors et les petits maîtres, les hommes d’esprit et l’esprit des lieux, la camaraderie géographique et les jolis vins, digressons comme un marabout d’ficelle, zigzaguons ad aeternam dans l’histoire et les paysages, soyons vivants en fantaisie, aimons le chemin comme notre prochain, amusons-nous.
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Jean-Henri Fabre, qui n’a pas connu le scarabée girafe – Trachelophorus giraffa Voss, 1929 – a écrit dans Souvenirs d’un entomologiste que « La renommée se fait surtout avec des légendes ; le conte a le pas sur l’Histoire dans le domaine de l’animal comme dans le domaine de l’homme ».
Tu vois, lecteur, si on écrit quelque chose, il faut raconter les à-côtés. On ne gagne pas ses galons parce qu’on découvre quelque chose de sensationnel, tout est écrit avant. Ici, et dans l’enfance. Si tu ne dors pas dans la montagne, si tu n’as pas froid sans raison, malgré tes bonnes notes et tes diplômes encadrés, tu ne peux pas trouver.
Apprendre à lire le paysage ne détruit absolument pas le paysage. Il faut apprendre à regarder pour rien ; et regarder le paysage comme une succession de strates ne tue pas la poésie.
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Roman de voyage, comme il existe des Voyage où il vous plaira ou des romans de gare.
Ici ça se passe bien ; c’est calme, entre les nuages & les trains, les mots dans un cahier et le petit pas des lettres, les phrases qui sautillent et les chuchotements d’été. La girafe bat l’amble et, à grandes enjambées, je m’efforce de la rattraper.
La poésie n’est pas une langue morte et, si j’avais deux filles, je les appellerais Excursus & Apostille.
Les couleurs de l’été s’éteignent comme les souvenirs qui changent de forme et perdent leurs arômes. Ils se mettent à vieillir. Et prennent le chemin de la neige. Avant qu’ils nous quittent, je glane. Je rends compte. Je les écoute.
Le voyage dans la mémoire ne commence peut-être que lorsqu’il est terminé, loin des pas-à-pas symphoniques et de la cécité des routes.
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MacGuffin…
Deux voyageurs en voyage dans un train allant de Londres à Édimbourg conversent. Le premier dit à l’autre : « Excusez-moi, Monsieur, mais qu’est-ce que ce paquet à l’aspect bizarre que vous avez placé dans le filet au-dessus de votre tête ?
– Ah ça, c’est un MacGuffin.
– Qu’est-ce que c’est un MacGuffin ?
– Eh bien, c’est un appareil pour attraper les girafes dans les montagnes d’Écosse.
– Mais il n’y a pas de girafes dans les montagnes d’Écosse.
– Dans ce cas, ce n’est pas un MacGuffin ».
D’après Sir Alfred Hitchcock à François Truffaut ,in Le Cinéma selon Alfred Hitchcock.
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Au XVIe siècle il n’est pas rare de croire que les licornes vivent dans les sommets du Haut-Nil et que, depuis Ptolémée, on nomme cette région Montagnes de la Lune. Le galant Seigneur de Brantôme, érudit et sceptique, voit pour sa part en Paolo Giovio, l’historien, le médecin et le religieux, un très habile menteur. Toutefois, un savant franciscain devait préciser que ces montagnes étant peu ou prou inaccessibles, il était tout à fait normal de ne jamais y trouver de licorne.
C’est ainsi qu’on se met, enfant, à la recherche d’animaux qui se terrent à défaut de ne guère exister.
Et pourquoi celui qui décrit le caméléon ou la girafe ne parle-t-il pas de la licorne ?
La licorne est une fée comme les autres.
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Voilà ce que nous sommes, des enfants, un peu « bandits », découvrant le monde.
On revient du voyage chargé de rencontres foudroyantes parfois, d’émotions essentielles (le froid, le mal, la lumière,) et de phrases à fabriquer. Dans ces phrases, il faut essayer d’offrir à l’autre lesdites émotions essentielles. C’est à la fois une ambition et une obsession. Le moindre chemin possède un rythme cardiaque et son histoire à raconter. Alors celui qui s’en approche endosse parfois le costume du scribe ou du confesseur…
En écrivant cette histoire de girafe pour les grands, j’ai retrouvé mon grand-père et ses histoires, le chemin des bibliothèques d’autrefois. Père et repère.
À la fois récit d’enfance, journal, fragments, fiction kaléidoscopique, contes pour adultes, digression, fragrance, herbier littéraire et pérégrin, ou leçon d’histoire, c’est un modeste roman de voyage. Un livre aux allures de malle sans fond, à chemins multiples, où s’égarent et se confondent l’épopée pédestre, l’histoire de France et le continent africain, les animaux disparus et ceux à découvrir, les poètes anonymes du bord des routes et les grands hommes, la Méditerranée et les rivières graciles, les savants d’antan et les explorateurs forcenés, les bibliothèques de voyage et les déjeuners de soleil.
Voyager, c’est s’extasier puis s’affranchir. Une fois dans la rue, ou sur le chemin, je me sens comme un enfant dans une cour de récréation et la cour est immense. Un chemin ou peu de chemin, un chemin ou pas de chemin. Qu’importe, il faut avancer. À ciel ouvert, on peut inventer à sa guise et chanter à tue-tête.
Dans Coup d’œil sur Belœil, paru en 1781, le Prince de Ligne nous raconte son jardin – celui de Belœil – et nous promène dans ceux qu’il hante et admire, les Européens. Le prince pour de vrai mélange la réalité et la fable, les descriptions objectives et s’aventure du côté de l’imagination quand il en éprouve le désir d’écrivain. Il se fait philosophe ou inventeur d’univers. En fragments de sagesse, d’érudition et de clairvoyance. Il écrit : « Quand j’ai commencé à faire ce petit ouvrage, je ne savais pas trop comment je m’en tirerais ».
Puis le prince jardinier cite le père jésuite Buffier, l’auteur de Histoire chronologique du dernier siècle, où l’on trouvera des dates de tout ce qui s’est fait de plus considérable dans les quatre parties du monde depuis l’an 1600 jusqu’à présent – 1715 –, et – Géographie en vers artificiels, exposée dans les différentes méthodes qui peuvent abréger l’étude de cette science, & en faciliter l’usage – 1715 – :
« Voilà des choses que je ne sais pas. Il faut que je fasse un livre là-dessus ».
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photo Isla Louise
Alors j’ai pris un train pour Marseille. J’allais à mon tour convoyer ma propre girafe jusqu’à Paris. À pieds, à vélo, en train minuscule. Désormais, les trains vont trop vite à mon sens. Ou ils vont trop vite pour moi. Nous n’avons plus le temps d’apercevoir les vaches et les vallées et les vaches n’ont plus le temps de voir les trains. J’ai appris, par cœur, les horaires des trains TER, sans raison a priori. Pour passer le temps comme on voyage. Pour ne retenir, enfin, que celles qui m’intéressent. Et apprendre, aussi, qu’elles ne me conviennent guère. Le train de midi n’existait plus. Ni celui des quatre jeudis ; comme les enfants, c’est celui-là que je voulais.
J’ai repris la route, sans raison et en désordre. J’ai dansé sur les eaux à la diable les soirs de Vauvert, quand passent les jours, les vents et les semelles, quand les mouchoirs du départ s’agitent, en gageant que les souvenirs tiendront le coup. Entre les lignes de crête et les chemins de fuite.
Se souvenir c’est inventer un autre rythme, c’est naviguer pour mieux chahuter les rêves et faire tanguer les départs.
Roman de voyage, vous dis-je. Au long cou mais sans cou ni tête. Quoique.
À suivre. Forcément à suivre.
Eric Poindron
Texte inédit écrit à l’occasion de l’exposition « Le Cabinet de curiosités à la girafe », du 2 au 26 février 2019, toujours à l’occasion de l’évènement « La Science se livre ».
Éric Poindron est, entre autres, l’auteur de L’Ombre de la girafe, éd. Bleu Autour, coll. Céladon. Dernier livre paru, Comment vivre en poète, 300 questions au lecteur et à celui qui écrit, Le Castor Astral, coll. Curiosa & cætera.
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