Antinéa mon amour, Sophie Caratini
Antinéa mon amour, janvier 2017, 415 pages, 22 €
Ecrivain(s): Sophie Caratini Edition: Thierry Marchaisse
Antinéa, c’est le désert, celui du Sahara, et c’est l’amour, le grand, celui – peut-être un des plus puissants – qu’on peut porter à des lieux bien autant qu’à des gens.
Ici, c’est celui d’un militaire, Jean Du Boucher – personnage réellement historique (1910-1998) ayant vécu son odyssée dans les années Trente, mais, n’en doutons pas, c’est aussi celui de l’auteur, l’anthropologue Sophie Caratini, qui connaît son Afrique Saharienne sur le bout de la souris et sait en parler, à la hauteur de ces griots d’Afrique racontant sous les acacias ou au bord des tentes nomades : « La démesure du désert, la vue qui porte au loin sur l’horizon circulaire, le cheminement dans les oueds que j’ai souvent parcourus, l’abreuvoir aux puits où j’ai déjà bu, les silhouettes des rochers qui m’entourent… tout cela est à moi… je m’étonne de la force de ce lien que je sens grandir saison après saison et me demande si ce ne serait pas plutôt moi qui appartiens au désert que l’inverse », dit Du Boucher.
Une histoire, donc, à écouter autant qu’à lire – au vrai sens du mot, rythme, univers, couleurs, sons, odeurs, tempêtes du désert, climat !! l’eau au cœur de tout : « ne touchez pas à l’eau, c’est la chiasse à coup sûr », les peurs et ce ciel de nuit, si particulier, vraie et fausse croix du sud, qui hante tous ceux qui en reviennent. Les gens, bien entendu, de Touaregs bleus en grands nomades Rgaybat de cette ethnie-là, ses usages différents de cette autre, de la tente qu’on assemble et installe, à la façon de saluer le voyageur – tout sur le salam’aleyk, et à préparer le thé. Un monde que Caratini peint ; il y a du pointillisme dans sa facture ; le nez sur la page, on compte chaque détail, en se reculant, on contemple la richesse de l’ensemble. Elle sait dire tout des choses sans jamais risquer la saturation de son lecteur par l’accumulation de savoirs indigestes, finalement inutiles ; magnifique mélange des compétences scientifiques et de l’écriture. Un monde que nous avions perdu et qui nous est redonné, comme on restaure à la perfection dans les musées des toiles un peu défraîchies, ou oubliées en réserve.
Années Trente, en Mauritanie ; extension de l’Empire – aller plus loin, braver l’inconnu, planter des forts comme autant de frontières, faire face à ceux des indigènes qui défendent leurs territoires avec leurs moyens. On ne sera pas étonné de voyager en cette épopée comme en conquête de l’Ouest américain et de temps à autre, on soupèse ce qu’aurait pu faire de ce « rôle » ou de l’autre tel ou tel grand des Westerns ; acteur ou réalisateur…
Dirigés par des gradés de Saint-Cyr, issus des Bourgeoisies ou aristocraties provinciales – Du Boucher est gascon (veut « caracoler en D’Artagnan du désert ») et sa nostalgie « du parfum des roses, des fruits du verger, des framboises du jardin », qui l’assaille quand souffle le terrible vent de sable, sonne comme l’ode à la Dordogne de Cyrano de Bergerac.
Parfaite analyse méthodique de ces groupes nomades (GN) que l’armée française posait aux bords mouvants de son Empire, où il fallait « cuisiner » au gramme près l’alliage des Maures, des Noirs et de l’encadrement blanc, faire avec les usages et la culture des uns et des autres, les respecter et même être fasciné comme c’est le cas de Du Boucher – très minoritaire probablement dans les rangs coloniaux. Les reconnaissances plus qu’aventureuses des méharistes partant en « razzi », les « corvées d’abreuvoir » pour des centaines de chameaux ; de temps à autre, comme tombant d’une autre planète, des convois de camions d’où sortaient les chefs et les caisses de champagne. Dépaysement plus garanti pour le lecteur, que celui basculé par les romans de science fiction sur des voyages intergalactiques… « Une liesse intense s’est emparée de tous les hommes désignés pour former le détachement chargé d’aller rosser les Salopards qui ont osé franchir la frontière et qui tentent de faire boire leurs troupeaux à El Aouj, le puits des méharistes, le seul dont l’eau soit abondante ». Personnages forts – tous – marquant le récit de bout en bout autour de son narrateur qui rapporte son épopée à l’anthropologue-chercheuse. Militaires de tous caractères, petitesses ou (et) héroïsme, femmes indigènes négociées : « mon ami goumier me dit que ce Bidane a une sœur qu’il pourrait me céder en échange de deux chamelles suitées, cinq kilos de thé, et dix pains de sucre… ». Récit de guerre, ethnologique, historique ? Tout ensemble, de fait, coloré – épicé – à la perfection, de la seule dimension qui vaille, l’humaniste, bien entendu.
Vaste et prenant comme Antinéa, lui-même, ce volet français et colonial de la trilogie mauritanienne de Sophie Caratini, récit-point du vue du conquérant, versus très attachant d’un Du Boucher, haute figure de la Geste coloniale. Parfait voyage, cousu de dépaysement, découvertes, approche de l’autre, pour chacun d’entre nous : « Le Zemmour est conquis, les Rgaybat sont vaincus ; sur la dernière marche de l’Empire, j’ai rencontré Antinéa… ».
Martine L Petauton
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