Anthologie de la poésie chinoise en la Pléiade
Anthologie de la poésie chinoise, Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade, numéro 602, 19 février 2015, 1600 pages, 104 x 169 mm, relié peau
Edition: La Pléiade Gallimard
Souci d’exhaustivité et impératif du fragment ont été conjugués en cette anthologie, où sont représentées l’Antiquité (la dynastie des Zhou, les deux dynasties des Han, ~XIe s.-~IIe s.), les Six Dynasties et les Sui (de la fin des Han à la fin des Sui, 196-618), la dynastie des Tang (618-907), les Cinq Dynasties (907-960) et les Song (960-1279), la dynastie des Yuan (Mongols, 1279-1368), la dynastie des Ming (1368-1644), la dynastie des Qing (Mandchous, 1644-1911), les époques moderne et contemporaine.
Lisant, se recueillant, lisant, se recueillant, l’on devient pierre calcaire en contact avec l’eau de la beauté, née du sacré et du silence.
Il nous est permis de mesurer, au contact de certains poètes chinois, à quel point doit être servie – dans l’acte d’hospitalité qu’est la traduction – la frugalité avec laquelle, pour approcher au plus près le mouvement bref de l’âme dans l’eau du trouble, se confond la parole poétique.
Au point que c’est le fantôme de Diogène qui bien souvent nous fait signe, alors que l’on tourne avidement les pages de ce volume de la prestigieuse collection de la Pléiade : « Voyant un jour un petit garçon boire dans ses mains, Diogène jeta son gobelet hors de sa besace en s’écriant : “Un gamin m’a dépassé en frugalité !” Il se débarrassa aussi de son écuelle quand il vit pareillement un enfant qui avait cassé son plat prendre ses lentilles dans le creux d’un morceau de pain » (Les cyniques grecs, Fragments et témoignages, choix, traduction, introduction et notes de Léonce Paquet).
Or, et c’est regrettable, bien souvent, du fait des choix qui ont été ceux des traducteurs, en cette anthologie se lève – pour briller – le poétique, ce qui ne rend guère justice au dénuement vécu (qui est un geste fait de tout le corps pour ne pas rester insensible à la respiration des végétaux, à l’essentiel en somme lorsque la vie intérieure devient, bellement, une marche parmi les pierres) et écrit par de nombreux poètes chinois, dénuement qu’a théorisé, par exemple, Maurice Blanchot dans Le pas au-delà :
« Écrire n’est pas destiné à laisser des traces, mais à effacer, par les traces, toutes traces, à disparaître dans l’espace fragmentaire de l’écriture, plus définitivement que dans la tombe on ne disparaît, ou encore à détruire, détruire invisiblement, sans le vacarme de la destruction ».
Cette destruction n’est pas une pose.
Elle n’est pas le geste dandy de qui a compris que tout, sauf la mer et l’amour, était superflu.
Elle est une invitation couchée sur le papier du silence, à destination de la musique, pour que celle-ci n’ait plus peur et vienne.
Je parle de cette musique à laquelle a été sensible Paul Valéry, ainsi que la cueillette de baies en prose dans ses Cahiers, buissons si denses, nous permet de le comprendre : « La musique qui est en moi. / La musique qui est dans le silence, en puissance / qu’elle vienne et m’étonne » (VI, 297 [1916]).
Je parle de la musique du visible, de la transparence jaccottienne qui fait que résonnent la nature tout entière, et les étoiles au-dessus (qui, vaillantes, sont là pour rien, pour nous), – pour qui prend le temps de voir, pour qui prend le temps d’oublier de regarder –, d’un son de cristal qui est le son que fait le cœur lorsque, se heurtant avec une douce violence à la beauté, il s’ébrèche : « L’univers n’est qu’un geste enveloppant et dans l’intérieur de ce geste – toutes les étoiles » (II, 756 (V, 272) [1902-1903]).
Si cette anthologie a l’immense mérite d’offrir aux lecteurs français un vaste panorama de l’écriture poétique chinoise, l’on ne devra pas, ainsi, oublier de faire quelques pas vers les plus modestes volumes de la collection Orphée, même si ces derniers sont les hôtes de bouquinistes assoupis par la chaleur et la régularité quelque peu floue du mouvement des passants, de laquelle fusent, par éclats, des voix, et des rires.
En privilégiant ces passants sublimes que sont Li Bai et Du Fu, traduits avec une justesse mozartienne par Dominique Hoizey et Georgette Jaeger :
UNE NUIT DE PRINTEMPS, DANS LUOYANG, J’ENTENDS UNE FLÛTE
De quelle maison vient ce son de flûte de jade,
Porté par un vent printanier dans tout Luoyang ?
En entendant, cette nuit, l’air de « Coupons un rameau de saule »,
Comment ne pas songer au vieux jardin ?
PENSÉE D’UNE NUIT PAISIBLE
La lune claire brille devant mon lit,
Le sol est comme couvert de givre.
Je lève la tête, c’est la lune claire que je vois,
Je baisse la tête, c’est à mon vieux pays que je pense.
AU MONASTERE FENG-XIAN A LONG-MEN
Je m’étais déjà promené dans le monastère
je suis revenu pour y passer la nuit
la musique du silence s’élève du ravin dans l’ombre
la clarté de la lune filtre à travers les pins
la voûte du ciel semble posée sur les étoiles
dormir dans les nuages a refroidi mes vêtements
en m’éveillant, j’entends la cloche des prières de l’aube
et me demande si je suis éveillé d’esprit comme de corps
QUATRAIN
Le soleil émerge de l’eau à l’est du fossé
des nuages s’assemblent sur la colline au nord de la maison
les martins-pêcheurs chantent sur les hauts bambous
une caille danse sur le sable désert
[…]
Les rites et la musique m’aident à corriger mes défauts
les monts et les forêts me sont une source de joie inépuisable
je hoche la tête, ma coiffure est tout de travers
je lis les tablettes de bambou, le soleil me chauffe le dos
je récolterai les pommes de pin arrachées par le vent
le temps devenant froid, je prendrai du miel dans la ruche
on voit encore quelques fleurs rouges dans la verdure
je m’arrête, dans mes sandales de bois, pour respirer leur faible parfum
Et alors, et alors seulement, il nous sera permis, au contact de notre jardin intérieur, y déambulant, il nous sera permis d’allumer une bougie, au-dedans de la maison de son cœur, et de cueillir, en cette demeure, venu de l’horizon, ce poème né de la beauté, au goût de framboise, à l’odeur d’herbe et de pluie, à l’odeur de buis aussi, goût et odeurs se déployant lentement en suivant la chronologie du cœur, laquelle lenteur rend justice à la douceur la plus exquise qui soit, qui puisse être :
j’aime les bougies
qui creusent lentement
profondément
le lit de leur aura
c’est si difficile
de maintenir l’équilibre
entre l’ardeur de la flamme
et la froideur de la cire
je voudrais
un jour
vivre jusqu’à son terme
annoncé
-------------la lumière
Traduction du chinois par Chantal Chen-Andro, Stéphane Feuillas, Florence Hu-Sterk, Rainier Lanselle, Sandrine Marchand, François Martin, Rémi Mathieu et Martine Vallette-Hémery. Édition publiée sous la direction de Rémi Mathieu avec la collaboration de Chantal Chen-Andro, Stéphane Feuillas, Florence Hu-Sterk, Rainier Lanselle, Sandrine Marchand, François Martin et Martine Vallette-Hémery.
Matthieu Gosztola
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