Anthologie de la pensée noire, dirigée par Marie-Jeanne Rossignol, Michaël Roy, Marlene L. Daut, Cécile Roudeau (par Yasmina Mahdi)
Anthologie de la pensée noire, dirigée par Marie-Jeanne Rossignol, Michaël Roy, Marlene L. Daut, Cécile Roudeau, éditions Hors d’atteinte, avril 2023, 480 pages, 25 €
Mémoire psychopompe
La toute récente Anthologie de la pensée noire (anthologie non exhaustive) met en valeur des morceaux choisis de « la littérature noire » francophone et anglophone des Caraïbes et des États-Unis. Nous découvrons au fur et à mesure des extraits originaux, presque totalement méconnus, certains traduits, et ce, rédigés depuis la terrifiante « traite des noirs » du 18ème siècle. Une littérature remarquable s’est développée face aux préjugés racistes des suprématistes blancs, au sein d’une « république esclavagiste, puis ségrégationniste ». La couleur de peau a constitué le critère unique pour justifier la déportation de dizaines de millions d’enfants, de femmes et d’hommes, devenant victimes de la racialisation et de l’eugénisme en Amérique et à Haïti, notamment.
À ce propos, en 1906, l’eugénisme se développe aux États-Unis, avec John Harvey Kellogg qui fournit des fonds pour aider à la création de la Race Betterment Foundation à Battle Creek (Michigan). Dans ce pays, les lois contre le métissage sont en vigueur depuis le 17ème siècle, et à partir de 1907 y est pratiquée la stérilisation contrainte. « La couleur de peau suffit à attester la servitude », rappelle William Craft (1824-1900), né esclave en Géorgie. L’apartheid des africains-américains a été instaurée sur le modèle de l’ethnocide amérindien, ce qui dessine une continuité entre l’extermination des peuples et leur esclavagisation.
Écrire dans un tel contexte demandait plus qu’un acte de courage, c’était un acte révolutionnaire (car nombreux étaient les illettrés). Cet ouvrage théorique retrace les débuts de la traite atlantique en vue d’une entreprise capitaliste du profit à n’importe quelle condition. L’esclavage de masse est ici dénoncé par des abolitionnistes politisés, des poétesses et des poètes, oratrices et orateurs. Nous pouvons parler de mémoires psychopompes en ce qui concerne spécifiquement les noms et les parcours des penseuses et penseurs noirs français.
Par la capture de la langue du dominant, ces femmes et ces hommes de couleur ont pu hisser la parole des individus opprimés. L’esclavage a pour base la destruction de l’identité, la privation des droits humains les plus élémentaires, la spoliation des biens et la déshumanisation. Baron de Vastey (1781-1820), né à Saint-Domingue, écrit : « Je vais exhumer ces malheureux que vous avez enterrés vivants », ce qui résume l’entreprise d’asservissement de cette population, au nom d’une supposée civilisation blanche et d’une infériorisation du peuple noir.
Les histoires individuelles et collectives constituent des archives précieuses relatant l’ignominie de la condition des captives et des captifs. Le concept de race (totalement nié par la science) joue un levier important qui légitime la négation d’un groupe humain et son asservissement jusqu’à la mort. Les sources choisies témoignent de la théorisation du racisme et de la domination de classe et de genre. Ainsi, plus de 50 autrices et auteurs, dont la poétesse Phillis Wheatley (1753-1784), Julien Raimond (1744-1801) et le plus connu des indépendantistes, Toussaint Louverture (1743-1803), ont été retenus. Des fragments de pamphlets, de thèses à caractère sociologique, d’articles, éclairent un pan de l’Histoire de la pensée noire. Des états ont légiféré l’esclavage, au mépris des lois et de « l’universalisme affiché de la période révolutionnaire » en France, par exemple, transformant les individus en choses et en bétail. Des avocats, des juges, des personnalités politiques, des religieux, des propriétaires terriens, presque tous les membres de la communauté blanche ont cautionné ce système monstrueux que les auteurs ici, issus de la diaspora noire de ce corpus, ont eu le mérite de dénoncer.
Très riche, ce corpus de textes circonstanciés s’articule autour de trois points majeurs : « La Révolution américaine (1775-1783), Les événements de Saint-Domingue et la Révolution haïtienne (1791-1804) ». L’ensemble de ces écrits recoupe un thème commun, la rhétorique de la « condamnation de crimes dont la nation tout entière est accusée d’être complice » (Frederick Douglass, 1818-1895). Et comme le précise à juste titre William Sanders Scarborough (né en Géorgie, 1852-1926) : « Pourquoi l’Amérique ne serait-elle pas tout aussi fière de ses grands personnages noirs ?
Yasmina Mahdi
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