Anthologie de la littérature latine, Jacques Gaillard & René Martin
Anthologie de la littérature latine, Jacques Gaillard & René Martin, 576 pages, 8,00 €
Edition: Folio (Gallimard)
Qui a écrit : « combien de gens exercent leur corps, et combien peu leur esprit ! Quelle affluence à un spectacle ludique et sans profit durable, et quel désert autour de la culture ! Quelle débilité de l’âme chez ces hommes dont on admire les biceps et les larges épaules ! » ? Un chroniqueur sportif contemporain en pleine crise mystique ? Eric Zemmour ? Laurent Obertone ? Renaud Camus ? Tout faux : il s’agit de Sénèque, mort il y a mille neuf-cent-cinquante ans, dans sa quatre-vingtième lettre à Lucilius.
Cette petite question a pour double intention de montrer en quoi la littérature latine peut encore s’adresser à des lecteurs du vingt-et-unième siècle, ce dont tout le monde se doutait, puisque c’est un peu la vertu des classiques, mais surtout de montrer la qualité du travail de traduction effectué par Jacques Gaillard et René Martin, les deux anthologistes. Avant même de commenter leurs choix, il convient de célébrer la façon dont ils ont décidé de rendre accessibles ces choix à leurs contemporains. La prose reste en prose ; les vers restent eux aussi en vers, mais en amplifiant la forme lors du passage du latin au français (pour faire bref, deux vers latins deviennent trois vers français, ce qui évite les pertes de sens ou les torsions absconses) et sans chercher à faire rimer ; mais surtout, le vocabulaire est dénué de toute préciosité. Ainsi, je ne résiste pas à reproduire l’une des épigrammes de Martial :
Bien que par tous les mecs elle soit courtisée,
Dans Rome tout entière il n’en est pas un qui
Puisse affirmer qu’un jour il a baisé Thaïs.
« Qu’elle est chaste ! » Mais non ! Elle leur fait des pipes !
Bien évidemment, ces vers sont particulièrement graveleux, et l’on ne trouve rien de semblable chez Ovide, Sénèque ou encore Tite-Live ; ce qu’on trouve par contre chez ces auteurs, et tous les autres présents dans cette anthologie, c’est une langue vivante, des styles qui frappent et donnent envie d’aller plus loin dans l’œuvre de ces auteurs – voire de se remettre au latin : après tout, moi aussi, il y a une trentaine d’années, j’avais traduit l’épisode des Horaces et des Curiaces, pas aussi bien que ça, mais quand même…
Maigres souvenirs de piètre latiniste mis à part, c’est l’autre grande force de cette anthologie : certes, elle réunit des passages connus de la littérature latine, mais elle ne se présente pas comme une compilation des meilleurs passages ; ses auteurs revendiquent des choix personnels et une vision critique qui les incitent ainsi à voir en Pétrone l’un des premiers grands romanciers, ou en Plaute quasi un auteur de boulevard à succès (en tout cas, lu dans cette traduction, j’y ai personnellement vu un précurseur de Michel Audiard…), et ces choix sont autant de portes ouvertes sur les œuvres de ces auteurs latins classiques, dont voici les noms, outre ceux déjà mentionnés ci-dessus : Térence, Cicéron, César, Lucrèce, Catulle, Salluste, Virgile, Horace, Tibulle, Properce, Phèdre, Quiten-Curce, Lucain, Pline L’Ancien, Valerius Flaccus, Stace, Silius Atticus, Tacite, Pline Le Jeune, Pétrone, Suétone, Juvénal et Apulée. Que du beau monde en somme, d’un pré-La Fontaine (Phèdre) à des historiens (Hannibal raconté par Tite-Live), d’aspects moins connus d’auteurs classiques (Ovide leste, vous connaissiez ?) à des critiques et satires féroces (Tacite et Juvénal, indispensables de noirceur dans le trait), en tout cas un certain nombre d’œuvres qu’on a désormais envie de fréquenter plus avant.
En conclusion, entre des choix qui émoustillent l’intellect désireux d’en savoir plus et une traduction qui donne un sérieux coup de plumeau à des textes rendus ainsi à toute leur verdeur, cette anthologie joue parfaitement son rôle : faire découvrir et donner envie d’aller plus loin, beaucoup plus loin.
Didier Smal
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