Annie Ernaux, la “race” et l’écriture de la violence (par Pierre Lurçat)
Il faut lire le discours de réception du Prix Nobel (1) d’Annie Ernaux, pour décrypter le message politique qu’elle y exprime, et pour comprendre ce qui a été récompensé à travers elle et à travers son œuvre. Message de radicalité et de violence, assumée au nom d’une « lutte des classes » et d’une guerre des sexes (« venger mon sexe »), qui résonne bien plus en réalité avec la radicalité contemporaine qu’avec les références littéraires dont elle pare son discours.
Dans une interview à Marie-Claire (2) en mars 2021, l’écrivain explicitait son recours au mot « race » et sa phrase tirée d’un de ses carnets, « J’écrirai pour venger ma race », en les reliant à la phrase de Rimbaud, « Je suis de race inférieure, de toute éternité », tirée de son poème « Mauvais sang ». Plus encore qu’une mystification littéraire, il y a là une manipulation politique, bien caractéristique de notre époque et de ses errements. Quand Rimbaud écrit « Je suis de race inférieure, de toute éternité », il ne parle évidemment pas du concept de race, tel que nous le comprenons aujourd’hui, avec toute la charge historique et symbolique qu’il a acquise depuis son époque.
Rimbaud parle ainsi de ses « ancêtres gaulois » (« J'ai de mes ancêtres gaulois l'œil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse dans la lutte”) auxquels il s’identifie, en opposition aux premiers chrétiens. Son poème demeure certes à certains égards d’une stupéfiante actualité, dans une France largement déchristianisée. Ainsi, lorsqu’il écrit : « D'eux, j'ai : l'idolâtrie et l'amour du sacrilège… », cette phrase résonne assez étonnamment avec notre époque. Mais le génie et le caractère précurseur de l’auteur d’Une saison en enfer n’autorisent pas toutes les approximations et les récupérations.
Comme l’a bien montré Corinne Saminadayar-Perrin, Rimbaud n’est en effet nullement le promoteur d’une « contre-histoire, celle des vaincus, des proscrits, des laissés-pour-compte » dont il serait le « porte-voix ». A cet égard, la manière dont Annie Ernaux le revendique, pour justifier sur le plan littéraire son appel à « venger sa race » relève de cette même supercherie, aujourd’hui tellement répandue, qui consiste à aller chercher dans les auteurs du passé les traces de nos préoccupations actuelles, en faisant fi de tout contexte historique et de toute analyse sérieuse de leur œuvre. Conformément à l’idéologie post-moderne devenue dominante, et largement issue des départements de sciences humaines et de littérature, la relecture faite par Annie Ernaux du poème de Rimbaud « décontextualise » celui-ci et permet ainsi toutes les récupérations idéologiques, et tous les anachronismes.
Un appel à la guerre civile
Mais le plus grave dans le discours d’Annie Ernaux n’est pas là. Car cette infime manipulation littéraire a de toute évidence une visée politique, comme presque tout ce qu’elle écrit. Lorsqu’elle parle d’écrire « pour venger [sa] race », il ne s’agit pas d’une métaphore, mais bien d’un appel à la lutte des classes et à la guerre des sexes. La phrase tirée de son journal intime, rédigée à l’âge de 22 ans, prend un sens bien différent et un jour beaucoup plus sinistre, soixante ans plus tard, dans une France en danger de guerre civile larvée, où les affrontements et les « violences communautaires » sont quotidiens. Annie Ernaux ne l’ignore nullement : bien au contraire, elle se réjouit et jubile de se faire (contrairement à Rimbaud) la porte-voix des nouveaux « exclus » que sont à ses yeux les étrangers, les immigrés, les habitants des banlieues et des quartiers.
C’est en ce sens qu’elle revendique une « langue de l’excès, insurgée, souvent utilisée par les humiliés et les offensés ». Dans cette « langue de l’excès », on reconnaîtra aisément le « nique ta race » des banlieues françaises, auquel le « venger ma race » d’Annie Ernaux fait écho, bien plus qu’à la citation du poème « Mauvais sang » de Rimbaud auquel elle prétend le rattacher… C’est bien la même radicalité politique qu’on retrouve dans son discours de Stockholm et ailleurs dans son œuvre, qui lui confère son caractère tellement actuel, mélenchoniste, radical et subversif. Et c’est bien, sans la moindre ambiguïté possible, cette radicalité subversive que les jurés de Stockholm ont entendu récompenser, par-delà les qualités littéraires – supposées ou bien réelles – de son œuvre.
Pierre Lurçat
2. Annie Ernaux : "Je suis toujours révoltée" - Marie Claire
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