Ann d’Angleterre, Julia Deck (par Philippe Leuckx)
Ann d’Angleterre, Julia Deck, Le Seuil, août 2024, 256 pages, 20 €
Ecrivain(s): Julia Deck Edition: Seuil
Entremêlant passé et présent d’une femme au grand âge, le roman, pour être largement autobiographique, découvre des pans entiers d’une vie qu’une fille aborde à propos de sa mère.
A 84 ans, Ann mène encore une vie autonome, faite de cours, de voyages, de lectures. Et puis, c’est l’AVC qui la rend dépendante, qui l’amène pour de longs mois à l’hôpital. Sa fille Julia se bat parce qu’elle croit intimement qu’elle va récupérer. C’est alors la litanie des passages d’une clinique l’autre, la recherche d’une maison de repos qui ne soit pas un mouroir.
A la sidération succède chez Julia, romancière, le sentiment de perdre quelqu’un qu’elle a toujours vu en grande forme.
La quête du passé très riche de la mère dévoile une personnalité féconde, intellectuelle, active. Venant d’un milieu défavorisé, Ann s’est battue elle aussi pour trouver sa place dans une société très marquée par les castes.
Brillante, elle fait de belles études, prépare un doctorat, vient en France, y donne des cours. Julia naît sur le tard, elle a déjà 37 ans.
Elle est restée en contact étroit avec sa famille anglaise : Olivia, sa mère, Betty, sa sœur instable, qui a deux filles, Alice et Kate.
On plonge dans les racines anglaises de la famille et le lecteur prend appui sur une connaissance très psychologique des relations mère/fille, cousin/cousine.
L’alternance (présent de la clinique/passé des personnages) enrichit notre vision : la narratrice a le sens des événements, recrée sans aucun souci le passé de sa mère, nous relate les faits avec une fluidité sans pareille, et selon un ton, à la fois attendri et acide. Incisif, le roman l’est à plus d’un titre : les relations entre mère/fille n’ont pas toujours été au beau fixe, la soif d’indépendance de Julia a fait le reste. Toutefois, plus on avance dans le récit, plus on pressent que l’amour filial n’est pas mort mais renaît à l’occasion des derniers événements.
Julia Deck, dans une somptueuse écriture, rappelle à elle toutes les émotions universelles qui nous lient à nos proches, sans jamais tomber dans la facilité, le joli, l’acceptable. Certaines scènes sont elles-mêmes assez noueuses.
Bien sûr, l’écriture d’une vie est au cœur du projet puisque l’écriture anime notre auteure (c’est son sixième livre) et son personnage d’Ann suit avec intérêt la parution des uns et des autres.
On comprend aisément que la beauté du style, la profondeur des analyses, la tension du récit aient plu aux jurés du Médicis qui lui ont attribué leur prix cet automne.
C’est un grand livre, âpre, sévère, tendu comme la vie peut l’être.
Philippe Leuckx
Julia Deck est une romancière française. On lui doit : Le Triangle d’hiver ; Propriété privée ; Monument national.
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