Angle d’Équilibre, Wallace Stegner (par Patrick Le Henaff)
Angle d’Équilibre, Wallace Stegner, Libretto, traduit de l’américain par Éric Chédaille, 736 p.
Edition: Libretto
Je souhaiterais partager l’exploration de ce formidable auteur, Wallace Stegner, découvert récemment avec le très beau La Vie Obstinée.
Wallace Stegner est un auteur Américain injustement méconnu en France, né en 1909 dans l’Iowa et mort en 1993. On peut le ranger dans la catégorie des auteurs naturalistes, écologue plutôt qu’écologiste militant, féru d’écosystèmes, de flore et de faune dont il est un magnifique laudateur et expert. Il est très connu aux États-Unis où il fut l’inspirateur de belles pointures de la littérature US, comme Jim Harrison qui le considérait comme la figure centrale de la littérature de l’Ouest. Enseignant chercheur à l’origine, il passe rapidement à la littérature et à son enseignement.
Angle d’Équilibre, l’un des livres phare de sa carrière, paru en 1971, couronné par le Prix Pulitzer, a été rangé dans la sélection des 100 romans du siècle par le New-York Times. Ce n’est pas rien. La Vie obstinée est le plus accessible d’emblée. Son dernier livre, de son vivant, En lieu sûr, est une émouvante réflexion sur le thème peu réjouissant de la fin de vie. On qualifie souvent Wallace Stegner, à juste titre, comme l’écrivain de la « Clairvoyance désenchantée ». Angle d’équilibre répond parfaitement à cette définition. On y retrouve les spécificités de l’auteur et ses thèmes récurrents.
Un vieil historien ronchon, Lyman, unijambiste et cloué dans un fauteuil roulant, plaqué par sa femme enfuie avec le chirurgien qui l’a amputé (!), vit seul dans sa maison, avec l’aide d’une aide-ménagère d’abord, puis de la fille de celle-ci, Shelly, hippie en recherche et en perdition, qui tente de se ressouder à une vie « normale ».
Lyman, dont la seule activité physique est de faire deux fois huit pas avec ses cannes dans son jardin, entreprend avec son aide Shelly, à travers une masse d’archives familiales, de faire revivre l’histoire de sa grand-mère, Susan, femme moderne avant l’âge, quaker, artiste également puisqu’elle écrit et dessine avec brio pour les grands magazines de l’époque qui s’arrachent ses textes et dessins (c’est elle qui souvent va faire bouillir la marmite familiale), friande de littérature, de poésie, de mondanités, mais mariée à Oliver, un ingénieur des Mines (de charbon mais pas d’or), ombrageux, amoureux réservé et silencieux de sa femme, utopiste et méticuleux dans sa façon de concevoir son travail, à la fois géographe et responsable de l’organisation structurelle des mines pour des entrepreneurs fortunés et véreux (pléonasme !) et peu scrupuleux. Ces deux-là vont faire leur vie dans l’Ouest, bien loin de ce que la grand-mère Susan pouvait rêver et projeter, entre 1870 et 1900. Tout était à faire alors, et Susan va passer sa vie en Terre Inconnue, de maisons basiques en villes champignons, déménageant souvent, là où il y avait du travail. A partir de lettres, de coupures de journaux, de vieilles photos, mais aussi de déductions personnelles, Lyman reconstruit et dépeint avec brio la vie romanesque de sa grand-mère, féministe avant l’heure, frustrée et dépouillée de tout ce qu’elle aurait voulu semer dans sa vie, mais au fond incapable de décoller de la vie poussiéreuse et miteuse que lui offre son mari, habile et ingénieux dans le travail, mais piètre financier et propre à se faire gruger pour finir pauvre et ruiné.
Ce livre de 700 pages est magnifique. Si l’humour propre à l’auteur est moins présent que dans les deux autres livres précédemment cités, c’est une splendide et puissante fresque de l’Ouest américain, où se croisent de multiples personnages, émouvants, attachants, humains, féroces, sans foi ni loi, en recherche de travail et de bonheur, de stabilité et d’aventure. Le livre est une sorte de dyptique où se fondent astucieusement la vie propre de l’auteur à celle reconstruite de sa grand-mère. Pourquoi est-ce que je parle de sa grand-mère plutôt que de son grand-père, parce que c’est d’elle dont l’auteur se sent le plus proche, comme s’il retrouvait chez elle le double, en positif, de la femme et de l’épouse qu’il a eue mais qui ne l’a pas aimé. L’habileté qu’a cet auteur inclassable de peindre, par son écriture désenchantée l’âme humaine, d’une abyssale mélancolie, nostalgique, et d’une étonnante sensibilité, est à la fois délicieuse, toute en finesse et tellement poignante. Je me suis immergé dans cette histoire qui m’a conduit dans cet Ouest américain où Wallace Stegner, avec sa palette de sentiments, d’ombres et de lumières, de doutes et d’effets en trompe l’œil, d’interrogations sur la Vie, nous prend par la main, car au fond le Vieil auteur ronchon que l’on retrouve au fil de son œuvre c’est bien sûr toujours lui.
Dépaysement intelligemment équilibré, quand la littérature romanesque parle sous tous les angles de philosophie, de féminisme, et des grandes questions de l’existence.
Ne laissez pas cet auteur au fond de votre fameuse PAL, vous passerez, je m’y engage, un formidable moment de lecture.
« Qu’est-ce que tu entends par “Angle d’Équilibre” m’a-t-elle demandé lorsque je rêvais que nous parlions de mon aïeule, et je lui ai répondu que c’était l’angle qu’épouse un homme ou une femme qui finit par renoncer. (…) ce n’est pourtant pas ce que j’espérais découvrir lorsque j’ai commencé de mettre le nez dans la vie de ma grand-mère. Je pensais alors, et je le pense toujours, qu’une autre sorte d’angle était observable au long de ces années qui la virent vieillir et vieillir encore jusqu’à atteindre le grand âge, et durant laquelle mon grand-père suivit un chemin parallèle. Fierté, amour propre, ces deux êtres vécurent à la verticale, et c’est seulement par l’illusion oculaire de la perspective que l’on peut prétendre qu’ils se sont rejoints ».
Humainement recommandé.
Patrick Le Henaff
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