Alphabet de A à M, Philippe Jaffeux
Alphabet de A à M, 2014, 350 pages, 30 €
Ecrivain(s): Philippe Jaffeux Edition: Passage d'encres
Un poète sur la place des nombres (2)
Étant davantage entrée dans le labyrinthe d’Alphabet, j’aimerais ici exprimer certaines impressions de lecture (« On s’exprime à partir de ce qui nous imprime », écrit Jean-Luc Godard).
Tout d’abord pourquoi ce titre ? Le poète ferait-il place davantage ici aux nombres, privilégiant ceux-ci par rapport aux lettres ? N’oublions pas que son outil de travail est l’ordinateur, pour lequel les lettres sont des nombres. Les 15 lettres d’Alphabet ont été construites grâce à un flux électrique. Lettres de conversion à partir de nombres créateurs d’un monde incréé, lettres plutôt que mots, produisant – comme le flux énergétique produit l’électricité- une écriture nouvelle, imprévisible.
S’ensuit de cette place incontournable occupée par les nombres comme une magie de cet alphabet de l’électricité. Alphabet d’avant l’écriture de « la lettre » puisque proposant par le flux électrique des lettres perçues avant tout comme des images et des nombres ; Alphabet cosmique puisque brassant le monde à hauteur d’une humanité débarrassée de son pesant d’ego, porté et traversé par la force d’une énergie telle qu’elle peut se diffuser dans des forces électromagnétiques, cosmiques, voire divines.
Comme l’écrit Jean-Paul Gavard-Perret : « la poésie touche (ici) à la matière même de l’écriture dont le rapport secret emprunte le moins possible aux accidents du biographique. “Elle est autant une science de la nature qu’expérimentation du langage” (…) ».
Or, une fois soulignés ces paramètres inhérents à la monstrueuse machination (au sens étymologique pour les deux acceptions) de l’écriture ici en cours, mise en mouvement par le moteur-ordinateur, de multiples paradoxes constructifs apparaissent, termes/fonctions apparemment antinomiques caractérisant essentiellement cet Alphabet et lui permettant même de fonctionner :
– Créé et mû par un « processus de construction et d’associations mentales très RÉACTIF » (ndla), le monde d’Alphabet est tout à la fois porté par l’instantanéité de la démarche à la vitesse de l’énergie électrique et par la réflexivité dans le sens où sa signification émerge à la fois de représentations conceptuelles et de représentations perceptuelles aiguës. Les cinq sens du système nerveux ainsi que l’idéation, la pensée systémique à l’œuvre dans une telle démarche et le cerveau de l’ordinateur coopèrent à la construction de cet édifice. Ceci dans une fulgurance de l’instant conceptualisé par une mise en réflexion fulgurante.
– Ce processus de construction intuitif et conceptuel, d’une signification perceptuelle aiguë, procède à une déconstruction textuelle du texte par l’ordinateur.
– L’interactivité expérimentée par le lecteur dans sa connexion à ce monde le place simultanément dans une zone de liberté où le livre devient le sien mais où la possibilité d’une absence de fonctionnement dans le contrat signé avec l’auteur guette également son approche. La possibilité du lecteur se joue ici dans un cadre de création hors norme, hors consensus puisque l’écriture en est nouvelle : inédite. Si le contrat est bien signé avec l’auteur, l’entrée du lecteur dans Alphabet ouvre des champs d’appropriation et d’interprétation infinis que le lecteur peut explorer à l’envi. Libre, le lecteur fera comme sien cet alphabet, lequel exigera cependant la vigilance commandée par une littérature de contraintes. Nous connaissons ce que Baudelaire a majestueusement exprimé dans son petit poème en prose sur cadre d’un tableau : « la liberté (de l’Imagination) commence là où s’arrêtent les limites matérielles du tableau ».
– Expérimentant un outil contemporain utilisé par le plus grand nombre (l’ordinateur mettant en œuvre les nouvelles technologies), Alphabet délivre ici un message inédit et singulier, hors espace-temps d’où sa monstruosité, transcendant cet espace-temps par la voie d’une littérature transposant/ transfigurant et sublimant son sujet.
Mais, ces tensions en jeu dans la mise en œuvre de cet Alphabet ne sont-elles pas celles en jeu d’une façon analogue dans les flux électriques parcourant notre monde, dans les forces électromagnétiques innervant nos systèmes de pensée et de fonctionnement, traversant la complexité d’une nature et d’un univers régis par le déterminisme et le « hasart » (distorsion orthographique voulue par l’auteur) ? Cet alphabet de l’électricité va/fonctionne comme le monde en ses lois et ses aléas empiriques, le transcendant en le traduisant sur nos pages de lecture par la voie de la création.
Alphabet ou l’odyssée d’un monde
Livre-Monde, Livre-« monstre », Alphabet pourrait ainsi se caractériser par sa qualité de livre hors normes.
Livre à la fabrication non moins « monstre » : Alphabet a été écrit sur du papier 100 g et sur un format 21x29,7 cm entraînant un poids des pages mesuré sur une impression en recto seul, ainsi que des mesures de longueur ne correspondant pas aux normes éditoriales officiellement pratiquées, habituellement appliquées. Livre-Défi donc.
Une page peut contenir, si l’on extrait pour exemple la page (non numérotée) U de D comme entretien ? 16 cm de mots en largeur, 25 cm en longueur avec pas moins de 52 lignes (ouvertes en l’occurrence par l’anaphore d’une tournure interrogative non ponctuée dans sa réponse par un point final – la ponctuation finale (…) n’étant utilisée que pour clôturer l’abécédaire structurant cet entretien et annoncer la lettre E. Exemples de signes particuliers : « La lettre D s’intitule “Entretien ?” car ellecontient 676 questions classées dans l’ordre alphabétique » ; « la disparition des majuscules sur les deux dernières lignes de la page Z ».
Cette conception hors norme attire-t-elle une curiosité elle-même hors norme, ou cet alphabet peut-il attirer dans son flux électrique un lectorat plus large que celui regroupant des expérimentateurs d’un Langage ainsi mutant, à l’œuvre et en perpétuelle évolution ? Déjà les dispositifs visuels comme ceux deE (Zen…), de M (=17 576) pourront-ils attirer l’intérêt d’un nombre notable de curieux.
Aussi, la lecture de la gestation et de l’accouchement d’une écriture actée et comme en images pourra-t-elle dessiller les yeux de ceux qui seraient tentés par nature de ne pas affronter cet alphabet. Ainsi, extrait des vingt-six lignes composant la lettre A de l’abécédaire dansant de B (suite) :
Un océan d’octets dérive sous une île rectangulaire tandis qu’une encre flotte grâce au poids d’un papier vague (= 1 ligne)
un flot de cimes rouges surplombe une plage verte pour déployer la vision illisible de notre territoire chatoyant (= 1 ligne).
Livre-monstre en son poids et sa grandeur peu propices au transport, également. Lisible exclusivement (vœu de son auteur) sur support papier (dont la texture est particulièrement tangible), cet alphabet pèse son pesant de pages. Que les passionnés donc prévoient en cas de transport dudit livre : 1 kilo sept cent cinquante grammes de charge dans leur bagage !
Livre encyclopédique réunissant et entremêlant pour les enrichir savoirs et perceptions. Livre océanique brassant « un océan d’octets » et l’encre des pages en une navigation multi-voiles pour tracer les hautes lignes de notre « territoire chatoyant ». Odyssée alphabétique dérivant au gré des courants incontrôlables et contrôlés, condensé conceptuel et hyper-perceptuel d’une exploration vaste à hauteur d’humanité, actes de Langage, univers intégral immédiat traversé de contingences détraquées, Expérience Littéraire cosmique et mythologique – Alphabet est tout cela en sa totalité, en son unité globalisante transcendant par sa geste créative toute pensée systémique.
En guise de conclusion provisoire…
Cosmogonie ? Alphabet mythologique ? Nouvelle aire d’une écriture mutante ? L’écriture de Philippe Jaffeux instaure à coup sûr un nouvel espace sémiotique, épistémologique dans la perspective d’uneligne de fuite machinique mettant en œuvre un total champ poétique expérimental. A l’instar du modèle descriptif et épistémologique constitué par le rhizome dans la théorie philosophique de Gilles Deleuze et Félix Guattari, dans lequel l’organisation des éléments ne suit pas une ligne de subordination hiérarchique mais où tout élément peut affecter ou influencer tout autre (Deleuze & Guattari 1980 13).
C’est pourquoi Alphabet s’inscrit dans le champ d’exploration à la fois du poétique, de la philosophie sociale, de la sémiotique, de l’épistémologie et de la théorie de la communication contemporaine. Il s’agit de ne pas en perdre mais d’en souligner au contraire la singularité.
Murielle Compère-Demarcy
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