Alpha-Bêêê, Fable théâtrale, Sébastien Kwiek
Alpha-Bêêê, Fable théâtrale, éd. La Chouette imprévue, 2017, Illust. Fabian Lemaire, 149 pages, 10 €
Ecrivain(s): Sébastien Kwiek
Cette fable théâtrale touche dans le mille farcesque la mascarade de notre comédie sociétale version 21e siècle, avec son lot de sous-fifres exécutants, leurs révérences et retraits tels d’authentiques hypocrites, sbires, individualistes opportunistes, prédateurs, charognards et proies s’inversant leur rôle dans un temps cyclique, profiteurs & Co. Les lecteurs reconnaîtront si bien le décor et les personnages qu’ils riront volontiers devant ces miroirs tendus par les deux compères – l’auteur Sébastien Kwiek & l’illustrateur Fabian Lemaire – réunis par un humour de bon aloi roboratif et salutaire davantage qu’un grincement d’écriture ironique ; les lecteurs pourront aussi rire de leur(s) propre(s) situation(s), armés d’un sens de l’autodérision, ou de celle(s) des autres, dotés d’une curiosité de clairvoyance ; tous reverront par écrit certains ressorts et tours d’esprits viciés de notre machiavélique société.
Société-Cirque dont le manège grignoté par l’Open Mal illimité ronge ses brebis (ses moutons cf. in Divertissement), timorées et consentantes, muettes de docilité face au boss, au Boss des boss qui souhaite les voir toutes sauter par-dessus bord, ces « gros flans visqueux » malléables dont il exploite à volonté la chair à travailler (« D1. Un mouton. D2. Deux moutons. D1. Trois moutons. D2. Le plein de moutons »).
Manège d’une Société-Cirque grignotée par le Mal de la frustration que provoque immanquablement le spectacle débordant des signes extérieurs de richesses vantées dans les vitrines du battage médiatique (les coups de marteau frappés par la publicité pour nous imprimer la litanie de ses messages sur la face Winner de nos neurones pile Looser, pour rabattre le sens commun à l’aune de la posture tendance qui fera de lui un Win-Winner (alors que « Le monde va mal. Je vous le dis et je vous le répète : le monde va très très mal ! ») et le dompter aux automatismes d’exécutants-machines supplantant toute réflexion et toute résistance via une docilité, une réactivité formatées par la pensée unique et les codes d’une société mercantile de consommation.
« E1. C’est très simple : je vais dire un mot et, immédiatement après, en laissant juste vibrer votre instinct, vous allez m’en donner un autre. Prêt ?
E2. Prêt !
E1. Magasin.
E2. Magasin, magasin… Dimanche !
E1. Quelle vigueur, quelle réactivité ! Et quelle justesse dans l’articulation de la pensée. C’est excellent !
E2. Merci, ça m’est venu comme ça.
E1. On continue : économiser.
E2. Soldes !
E1. Oui, parfait ; absolument parfait !
E2. C’est fou, ça sort sans même que j’aie à réfléchir. C’en est presque magique.
E1. Détrompez-vous, il n’y absolument rien de magique. Vous exprimez juste ce que vous êtes vraiment à savoir un pur win-winner ! Un dernier mot ?
E2. Prêt !
E1. Attention… Concentration… : pantoufle !
E2 : Confort ! »
Ce confort, le lecteur comprend qu’il s’agit de celui de la pensée unique. Suivre le cours couché dans le sens du courant… La déclinaison de la pantoufle illustrée par Fabian Lemaire, en première de couverture et à la page 90 pour l’Ôde : « Tous en pantoufle ! » marque un trait caustique et humoristique imparable, surtout lorsque le troupeau grégaire semble crier sa colère depuis ses pantoufles pour, au final, pratiquer la politique de l’autruche, d’un commun accord, consenti, consensuel « (Tous ensemble, un doigt devant la bouche). Chuut… ».
Cet Alpha-Bêêê décape le vernis, les cirages de pompe, les bassesses de notre société dans un pamphlet décliné en fable théâtrale dont chaque tableau suit l’ordre alphabétique de la lettre initiale de leur titre.
Tableaux décapants qui percutent et nous situent avec le sourire de l’intelligence face à l’épuisement de la lutte et l’extinction des personnages dans une société réduite – au début (premier tableau : lettre A, intitulé « Alors » ; à la fin (dernier tableau : lettre Z, intitulé « Zzzz ») – à un décor caricatural (quelques chaises) de théâtre de l’absurde, pour mieux en faire ressortir les baudruches de ses assises ; personnages happés par la tentation d’une résignation lucide qui nous interroge sur notre capacité au renoncement (de ses idéaux, de soi) :
« Z2. Je vous en prie, soyez docile. Fermez les yeux et ne pensez plus ; fermez les yeux et contentez-vous de respirer ; de respirer et d’oublier, de vous oublier. Dormez… Paisiblement… C’est ça, dormez… Ne pensez plus… Dormez… N’écoutez plus que ma voix… Et maintenant, rêvez… Rêvez que tout va recommencer. Une génération… Deux générations… Trois générations… Voilà, c’est bien… Comme ça… Dormez profondément… Une génération… Deux générations… Trois générations… Dormez… Rêvez encore et encore… Et maintenant… Chut.
Noir »
Alpha-Bêe, par ses mots, nous plonge dans ce noir – celui de nos petites bassesses, de nos failles, de nos lapsus volontaires, de nos silences – pour les mettre dans la lumière de la littérature et sur scène (cette fable théâtrale a été créée pour la première fois le samedi 10 juin 2017 à Havernas (80) dans le cadre des Jmg (Journées Mondiales des Gosses), organisée par la compagnie Les gOsses) et nous éclairer sur des vessies de la réalité que l’on veut bien nous faire prendre et que nous prenons, consentants, à notre insu ?, pour des lanternes.
Murielle Compère-Demarcy
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