Alain Suied ou La Pensée poétique
à propos de Alain Suied, L’attention à l’Autre, sous la direction de M. Finck, P. Maillard et P. Werly, éd. Presses Universitaires de Strasbourg, 2015, 15 €
Connaître un poète, c’est bien sûr lire ses livres, mais c’est aussi apprécier l’homme, sa biographie et l’articulation de sa pensée. Et c’est à cette dernière tâche que nous convie ce livre publié par les Presses Universitaires de Strasbourg, qui est le résultat du colloque organisé à Strasbourg en février 2013, autour du poète défunt, Alain Suied. Pour moi, aujourd’hui, il s’agit d’ajouter à cet ouvrage ma parole de lecteur de poésie, d’écriture contemporaine, mais non pas d’un point de vue scientifique, car l’ouvrage le fait très bien, mais avec ma sensibilité personnelle sur ces pages savantes autour de l’œuvre de ce poète, qui fut historiquement publié par les éditions Arfuyen, maison que j’ai beaucoup à cœur.
Avec Michèle Finck, Pascal Maillard et Patrick Werly, les codirecteurs de l’édition, nous pouvons lire des contributions académiques (universités de Strasbourg, Brest, Nice, Tours, ou Paris IV) ainsi que celles de témoins ou de critiques. Je salue cet effort, car je connais l’intérêt pour l’œuvre d’un écrivain de retenir l’intellection du monde universitaire et plus largement celui du monde des lettres. Et je dis cela à plusieurs titres (ayant été un des chercheurs, avec ma thèse, à faire s’installer B.-M. Koltès dans le monde de la recherche universitaire), car j’éprouve moi aussi le besoin d’une intellection de l’œuvre (comme l’autorise Kant, et sa Critique de la faculté de juger). D’ailleurs, ce livre en particulier, ouvre plus généralement à s’instruire de ce qu’est la poésie contemporaine.
Et cela est très vite le cas dès que Michèle Finck écrit : « On peut formuler ainsi la pierre d’angle de l’œuvre d’Alain Suied : l’être (pour reclus qu’il soit dans une grande solitude) est par et pour l’autre ; la poésie d’aujourd’hui est par et pour l’autre, ou n’est pas ». Voilà l’information radicale de cet enseignement, qui laisse entendre les études profondes que mènent la philosophie ou les sciences du langage, ou les études littéraires sur le sujet – débat d’ailleurs toujours aussi vif que depuis la lointaine et féconde période de l’existentialisme dans le champ de la pensée française notamment. Il faut comme lecteur s’interroger sur le Dasein, tout autant que se remémorer ses propres lectures de Paul Celan dont il est partout question dans ce livre. Donc, comme l’écrit Patrick Werly, se confiner à uneexpérience esthétique moderne.
Mais si la poésie d’Alain Suied nous touche intimement, c’est aussi parce que la traverse une voix qui vient de plus loin qu’elle-même, qui puise son souffle en un lieu autre, étranger, à la fois distant et familier, un lieu qui appartient à la mémoire, individuelle et collective. Cette mémoire est ce que le poète entend sauver et transmettre, afin de la faire passer dans d’autres voix, d’autres souffles. Ce lieu de la mémoire, consciente et inconsciente, est double. Il est d’abord celui de l’enfance, ce que Baudelaire nommait le « mundus enfantin », qui continue de vivre en chaque homme et qu’Alain Suied ne cesse de célébrer dans ses livres de poèmes. Cette mémoire, lieu de l’Autre, est ensuite celle des pères que le poète ne cesse d’allégoriser sous différentes figures. Père réel, disparu trop tôt, pères ou frères de poésie que le poète traduit, pères immémoriaux qui gardent précieusement le témoignage de l’origine. Qu’Alain Suied la nomme « Paradis perdu » ou « Genèse », elle constitue pour lui l’objet le plus propre de la Poésie (Patrick Maillard).
Le dernier mot de cette citation, « genèse », me va droit au cœur. Car c’est le dernier mot que m’a dit Alain Suied, alors qu’il se savait condamné – et que je ne le savais pas – insistant sur la question du « genèsique », parole intense dont je n’ai pas percé le secret. Mais peut-être est-ce là la lucidité devant la mort qui ne s’embarrasse plus des contingences et va droit à la vérité. D’ailleurs cette question de la mort n’échappe pas à Michèle Finck quand elle écrit : Dans cette perspective, la poésie d’Alain Suied est fondamentalement « souci des morts » (« Le souci des morts/le geste de la sépulture/voilà notre seule dimension » (OI, p.9)) et « partage » du « pain des morts » (« tu partages le pain des morts », LP, p.29).
Ou encore sous la plume de Sophie Guermès, qui laisse entrevoir la résonnance de la parole poétique de Suied revient à la parole poétique « génétique » si je puis dire, s’élargit au général de l’écriture poétique et sa pensée contemporaine : Or, c’est précisément la parole du poète, même si elle est trouée, imparfaite, dévastée, qui seule peut aller chercher la parole perdue, quérir son souvenir, et, ce faisant, redonner au monde un semblant de plénitude, et aux hommes un peu d’humanité : « Le monde surgit à chaque instant/de nos paroles ».
Ainsi, cet ouvrage ouvre des voies et des perspectives de recherches sur l’œuvre d’Alain Suied, auquel on associe des noms de grands poètes français (Frénaud, Char, Bonnefoy, par exemple). Ce sont donc des espèces de prolégomènes à l’intellection de ce travail. Ce livre en tout cas, rend sensible l’importance de ce poète trop tôt disparu, qui laisse une production poétique essentielle.
Didier Ayres
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