Akousmate, suis-je ?, par Nadia Agsous
« Ma petite-fille, demain, tu grandiras ! Belle et instruite tu seras ! Pendant que le temps gravera ses empreintes sur ta peau douce et luisante, tu prendras alors conscience que toi seule es maîtresse de ta destinée. De tes deux mains que j’ai embrassées, caressées, cajolées et bénies, tu te libèreras des chaînes millénaires ! Fière, lucide et rebelle, tu affranchiras ces femmes qui guettent le retour de Shah’Razade qui s’en allée vers des ailleurs cléments. Il y a de cela une éternité !
Kane ya makane !
Je me souviens encore de ce cri animal que le roi Shah’Riyât lança dans son palais lorsqu’au petit matin, il découvrit la disparition de celle qui avait aimanté son corps et humanisé son cœur ».
Ainsi parla ma grand-mère sur son lit de mort. Et avant de rendre l’âme, dans cette chambre imprégnée d’une forte odeur de fatalité, de sa main tremblante, elle me fit signe de m’approcher de son corps à moitié endolori. Et elle murmura à mon oreille :
« Ecris, ma petite-fille ! Ecris pour dire nos douleurs ; pour conjurer nos malheurs ; pour éveiller nos silences. Ecris ! Ecris ! Pour témoigner, ma petite-fille ! Ecris ! Et va dire au monde nos tentatives désespérées de donner un sens à nos existences tenues en laisse par des êtres sans foi ni loi.
Ecris ! Et raconte les bouleversements au plus profond de nos êtres. Ecris ! Ecris ! Pour briser le bruit du silence étourdissant de nos désirs de joie, de liberté et de dignité !
Ecris ! Oui, écris ! Et ne t’arrête surtout pas !
Le voile de l’assujettissement se lève. Un vent doux caresse mes joues creuses envahies par les marques du temps. Oh, que je hais cette intruse qui s’est incrustée dans le moindre recoin de mon corps qui attend l’ultime retour vers sa terre d’origine ! Ecoute-moi, ma petite-fille !
Hayo haya pa’am !
Le temps presse ! La mort réclame son dû. Ses compagnons comptent mes minutes. Profite de ce moment de pleine lune propice au discernement lucide ! Et écoute ce que j’ai à te dire !
Shah’Razade n’est pas morte ! Non ! Non ! Pas morte ! Toujours vivante ! Et ne crois surtout pas ceux qui prétendent qu’elle a été engloutie dans les flots de la Tempête de la Punition royale !
Shah’Razade vit ! Personne ne l’a tuée ! Entends-tu le doux murmure de ses mots ? L’entends-tu sonner à tes oreilles comme un appel à la Vie libérée de ses faux-semblants ? Perçois-tu dans la lueur de la pénombre, les vibrations joyeuses de ses paroles qui exécutent la danse de la transe ?
Shah’Razade vit ! Là ! Parmi nous ! Avec nous ! Dans nous ! Dans cette chambre, témoin de mes peines. De mes douleurs. De mes colères. De mes soumissions. De mes silences. De mon Abdication !
Hélas !
Shah’Razade nous a transmis le goût de la désobéissance, de l’insoumission et de la contestation. Notre aïeule a parlé. Elle a usé des mille et une ruses du verbe et de la parole pour sauver la vie de milliers de femmes, condamnées à disparaître dans l’obscurité de la nuit du Destin.
A machaho !
Je n’ai pas pu, ma petite-fille… Je n’ai pas pu, hélas, réécrire l’épopée de nos destinées sur les tablettes de l’éternité, ces lois qui nous étouffent depuis la nuit des temps ! Je n’ai pas su écrire et raconter l’histoire de ces lettres en état de manque qui flottent entre la peur de dire et la tentation de naître à la blancheur du papier.
Toi, ma petite-fille, tu écriras ! De tes deux mains, tu dévoileras l’accouplement des mots accumulés les uns sur les autres qui se donnent sans pudeur sous nos regards voyeurs ! Tu forceras les portes de l’espace blanc, ce lieu où vit le souffle des murmures chuchotés à l’aurore des vies confinées dans les fins fonds des enfouissements ! Tu joueras des mots et des lettres pour mettre à nu nos douleurs ; pour rendre compte des manques de nos corps et de nos êtres ; pour mettre en scène nos rêves chuchotés ; pour immerger les regards aveugles dans les replis les plus reculés de nos citadelles intérieures, ces lieux où nous avons enfoui nos désirs indésirables et mal aimés.
Aywa ! Shah’Razade vit à travers ta main qui écrira écrira écrira… Et écrira pour dire le Possible dans ses multiples facettes. Pour conjurer le sort. Pour briser les chaînes de la soumission. Pour caresser la vie qui se prélasse sur un lit habillé de jasmin sous le soleil or-rougeoyant.
Lorsque tu grandiras, tu écriras !
Il sera demain !
Et écriras ! Et tu diras ! Tu liras ! Et de tes deux mains, tu confectionneras le talisman de la liberté ! C’est alors que tu deviendras Femme ! Heureuse d’avoir osé ce que certains ne te pardonneront jamais.
Ma mémoire trébuche. Ma parole tremble. Ma conscience se tait. Le souffle me manque. Je voudrai… Je voudrai… rajou… Je… jejejejejej… »
Une femme de blanc parée, sur le seuil de la porte de cette chambre qui fut témoin d’une révélation verbale que j’avais, pendant des années, laissée dormir dans le creux de ma mémoire occupée à grandir et à courir après la vie et son fil insaisissable. Cette femme ravit une âme !
Mais avant de quitter ce bas-monde, la main douce et généreuse de cette âme caresse ma joue inondée de larmes d’adieu ; elle remet de l’ordre dans ma chevelure indisciplinée et rebelle.
Lorsque ma grand-mère mourut, j’avais à peine dix ans. Ses mots agonisants me paraissaient insignifiants et dénués de sens. J’étais jeune, si jeune !
Au fur et à mesure que j’avance sur les chemins de la vie, les propos de cette Femme-Courage sonnent dans ma tête comme une révélation qui me fait prendre conscience que nous, les femmes, sommes le continent de l’oubli et les éternelles sacrifiées de l’Histoire.
Me voilà devenue grande, belle et instruite ! Et au fond de mes entrailles nouées par la colère et le refus d’abdiquer, le besoin d’écrire pour dire ma révolte et dévoiler à la face du monde les blessures de ces corps meurtris par tant de privations et de frustrations, se fait de plus en plus pressant.
Ma main me gratte. Elle me dérange. Elle tourne. Tressaute. Gesticule dans tous les sens.
Alors que ce charivari poursuit son cours, ma mémoire se souvient des dernières paroles de ma grand-mère « Ecris ! Ecris ! Ecris ! » supplia-t-elle de sa voix qui disparaissait peu à peu dans le vide du silence qui avait envahi l’immensité de cette chambre où je reçus ma bénédiction ancestrale ; ce lieu baigné d’une douce lumière où je fus investie de la mission de déposer le récit de ces milliers de femmes au creux de la grande vague de l’Histoire afin de l’offrir au gré des va et vient de ses rumeurs.
Ma main… Instrument de ma libération ! Ma main… L’univers où mes émotions se déchaînent. Se déchirent. S’affrontent. Se libèrent pour laisser courir leur envie de dire, dire, dire…
Dire par le mot. Par la lettre. Par le verbe, l’histoire de ces milliers de femmes prisonnières dans l’antichambre de l’abnégation, de la résignation et de la soumission.
Le bruit doux de ma plume glisse sur la feuille blanche des jours fuyants. Mon envie de raconter, de dire, de révéler, de mettre à jour, de mettre en lumière, de laisser courir mes délires longtemps contenus dans la boîte des tabous, sonne comme une musique d’accouchement d’une langue qui raconte haut et fort le désir ardent de Liberté !
Aujourd’hui est !
Nadia Agsous
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