Identification

Ajours, Un rêve autobiographique, Gérard Titus-Carmel (par Didier Ayres)

Ecrit par Didier Ayres le 27.09.21 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Ajours, Un rêve autobiographique, Gérard Titus-Carmel, L’Atelier Contemporain, septembre 2021, 750 pages, 25 €

Ajours, Un rêve autobiographique, Gérard Titus-Carmel (par Didier Ayres)

 

 

Continuité/Discontinuité

Ce n’est que vers la fin de ma lecture de cet ouvrage volumineux – puisqu’il résume les années d’enfance de Gérard Titus-Carmel, jusqu’à la rencontre avec Joan, en 1970 – que j’ai trouvé un point d’appui solide dans le cadre de ce fameux dessin dans le tapis d’Henry James, c’est-à-dire l’arrière-fond, l’essence d’un texte. De plus, j’ai partagé mon temps à lire les 750 pages de cet opus, traversant cette autobiographie où logiquement les faits s’accumulent. Et comme le dit bien le titre, ce rêve autobiographique nous conduit d’ombres en lumières, là où se jettent les étincellements de la mémoire comme dans un rêve, le rêve de l’auteur en son rêve, un mirage.

Oui, j’ai perçu nettement que le long travail que je faisais en découvrant patiemment cette biographie, revenait à un feuilletage, entre mon temps de lecteur, celui de la rédaction de Titus-Carmel, et enfin les heures, les jours, les années que la mémoire trie et organise ici. J’ai vite compris qu’il s’agissait pour Titus de récupérer l’entendement, l’incarnation linguistique et imagée des photographies retrouvées, allant de la petite enfance jusqu’au Titus adulte, déjà un peintre à part entière (et encore un poète comme nous le savons). Coupures et sporadicité du souvenir, labeur profond de la discontinuité (substantif que j’avais à l’esprit avant de le lire sous la plume du peintre dans l’épilogue), effilochement temporel cependant, agissant à la façon de calques de couleurs prenant des valeurs différentes en leur superposition, m’ont tenu en haleine, comme un récit.

Il nous faut reconstituer une vie à partir de bribes floues, sans contours ni enseignement, remontées sans ordre à la mémoire, comme des éclats de poteries sorties au hasard de la glaise, fragments épars, esquilles, bouts d’os, mots fantômes, des expressions entières, parfois, des noms de lieux lointains sauvés de la noyade par leur seule musique, comme celui de Lugano, par exemple, que j’entendais sourdement prononcer certains jours de mélancolie par mon grand-père maternel, natif d’un très humble village, Piandera, perché dans les brumes des montagnes, à quelques kilomètres du lac tessinois et de son luxe.

À proprement parler, le texte présente des altérations susceptibles de s’engager dans une lecture par spasmes. Car il est constitué de caractères latins ou en italique, utilisant beaucoup de parenthèses, de crochets, changeant de pronom pour osciller entre le tu et le je, intégrant des photographies ou des dissertations sur le métier de peintre. On voit donc le travail de cassure, d’angle, que seul le poète connaît et appréhende comme manière d’avancer au sein du texte de sa vie.

Le cœur de cette œuvre, Ajours, consiste en la recherche de soi : tâtonnements entre des faits dont la lumière existe encore, tergiversation ne suivant pas une direction unique et parfois sans chronologie. Œuvre relatant une quête de soi, imaginant puis montrant comment l’artiste se fabrique. Ainsi, cette tentative d’élucidation a pour ambition de relater l’enfance, l’adolescence, le début de l’âge adulte aux prises avec de vrais problèmes de peintre, celle de travailler une écriture, tout en s’appuyant sur des photographies et sur la vie véritable de l’auteur rêvé, de l’auteur qui se rêve.

Comme ce livre est composé de plusieurs chapitres, je me suis obligé à les sous-titrer (ce que je note ici n’a donc qu’une valeur poétique et à peine critique, or je crois que ma divagation durant des jours complets de découverte du texte me l’autorise, et même me l’inspire). Ainsi, j’ai sous-titré successivement : la lenteur, la distance, l’apprentissage, le chaos de l’intériorité, la gésine, la déploration et le temps perdu, la clairvoyance et la lucidité de l’artiste par des schèmes thymiques.

[Je ne me relis pas, ou à peine. Pour dire, je ne vérifie pas strictement la bonne ordonnance des événements dont je laisse monter comme une fumée le souvenir au gré de l’écriture, espérant que celle-ci se chargera de mettre un semblant d’ordre dans la chronologie, tant je me fie plus à l’exigence qui la commande qu’à la prétendue fidélité de la mémoire. (…)].

Peut-être faudrait-il quand même donner une couleur aux événements que traduisent ces pages d’histoire personnelle, laquelle recoupe évidement la grande histoire ou les modes, les clichés d’une époque. C’est ainsi que j’ai songé aux Cousins de Chabrol, même si le film me semble faible, cependant utile ici comme exposé d’un climat ; au même titre que les 400 coups, cinématographiquement plus entêtant que ce film de Chabrol lequel, malgré tout, forme un arrière-fond existentiel – avec ses truismes – susceptibles d’alimenter la toile de fond des années de formation de Titus.

Enfin, puisque le peintre du fameux chapitre Cartouches de La Vérité en peinture de Derrida, de 1977, fait part à maintes reprises de son goût pour le jazz (quitte à en faire son métier, il semblerait), je me suis demandé si l’ouvrage ne répondait pas à une sorte d’improvisation. Le réel des souvenirs, aléatoires, fugués parfois, idées ou thèmes revenant hanter cette collecte, et la grande mobilité du style de l’auteur prennent alors tout leur sens. Il s’agit donc bien d’alterner le continu et le discontinu, peut-être à l’image du strier/lisser de Gilles Deleuze.

Finissons ici avec les mots de Titus-Carmel, qui laissent entrevoir une des lumières qui parcourent sa nuit de l’âme :

Le « je » qui écrit qui n’est pas celui qui a vécu ce qui est ici rapporté. D’abord, l’évident « effet de miroir » qui confronte, et confond, tout portraitiste à son modèle l’en empêche. Ensuite, celui-ci serait-il capable de se dégager de son image à double fond pour parler de lui hors de lui, son témoignage n’en serait pas moins sujet à caution : à la seconde même où il brosse son personnage ou qu’il en narre les péripéties, le permanent différé entre lui et l’empreinte qu’il laisse sur le papier déjà le trahit : je n’étais déjà pas moi-même à me souvenir, je suis encore moins moi-même à bâtir ma légende, car définitivement déplacé dans mon récit, je ne puis, en effet, bâtir que celle d’un autre.

 

Didier Ayres


  • Vu: 1510

A propos du rédacteur

Didier Ayres

 

Lire tous les textes et articles de Didier Ayres


Rédacteur

domaines : littérature française et étrangère

genres : poésie, théâtre, arts

période : XXème, XXIème

 

Didier Ayres est né le 31 octobre 1963 à Paris et est diplômé d'une thèse de troisième cycle sur B. M. Koltès. Il a voyagé dans sa jeunesse dans des pays lointains, où il a commencé d'écrire. Après des années de recherches tant du point de vue moral qu'esthétique, il a trouvé une assiette dans l'activité de poète. Il a publié essentiellement chez Arfuyen.  Il écrit aussi pour le théâtre. L'auteur vit actuellement en Limousin. Il dirige la revue L'Hôte avec sa compagne. Il chronique sur le web magazine La Cause Littéraire.