Ajours, Miron-C. Izakson (par Marc Wetzel)
Ajours, Éditions Levant, 2019, trad. Michel Eckhard Elial, Gravure Denis Zimmermann, 58 pages
Ecrivain(s): Miron-C. Izakson
« Voici les choses qui retournent à notre premier corps.
Main dans la main elles s’apprennent maintenant,
nous redevenons de tendres cellules
qui n’ont pas encore décidé quel organe servir. (…)
Un cri profond,
le corps d’un homme dans celui d’une femme,
griffure et cascade de pleurs sur le front d’un enfant.
Un homme sur les épaules d’un autre homme
pour franchir ensemble le feu.
Il est alors possible de réorienter les cellules,
pour embrasser la femme la plus proche
et s’endormir avec elle d’une manière
que le corps n’a jamais connue » (p.11)
Miron C. Izakson (né en 1956 à Haïfa) est une sorte d’hyperactif de la présence juste, un athlète de l’attention suffisante. Ce n’est pas le plus limpide des poètes, mais l’énergie de comprendre, de se renouveler, de bonifier son sens des choses, est sans pareille.
« Comme la révolte d’un appareil éteint
attend un nouvel appel.
Il change les mouvements de sa vie,
les souvenirs gravés dans le marbre,
dans l’attente que l’électricité revienne, ou quelqu’un.
Il est déjà tout habillé et prêt à partir » (p.5)
C’est un homme de la ville, de l’être actuel, du bras-le-corps permanent et décisif avec les éléments du monde. Il veut partout saisir le changement, et, pour lui, saisir est d’abord mieux changer. Il intervient en pensée dans tout ce qui se présente, pour améliorer ensemble ce qu’il est et ce qui arrive. Une sorte de gymnaste de la disponibilité, près de tout pour manœuvrer, prêt à tout pour mûrir.
« Et cette fois je me suis replié pour voler.
Les mains, les jambes, et même le ventre tyrannique
se sont contractés pour être l’envol.
À présent il faut nouer les pieds aux mains
comme je l’ai appris de l’exercice des cordes.
Mon père et ma mère ne sont déjà plus là
et ma femme ne crie pas :
es-tu fou, ne sais-tu pas
le danger à nouer les signes de ta vie ? (…)
L’étranger envieux
passe devant mon corps neuf pour dire :
regardez comme cet homme plié
réduit sa forme » (p.16)
Ses exercices de présence sont comme un yoga élargi au corps (accessible) du monde : il y fait travailler moins son corps que son rapport immédiat au monde, pour reposer moins son esprit que son rapport incessant à lui-même. En bon bergsonien (n’ayons pas peur, l’homme a été philosophe), il s’inspire de la durée des choses pour ressaisir la sienne ; en bon épicurien, il aime d’abord la vertu pour le bien qu’elle lui fait (c’est un pragmatique de la perfection, estimant qu’il est utile d’être juste, agréable d’être prudent, intéressant d’être courageux…). Un passage énigmatique et délicat (« Le dernier »… qui est à la fois le retardataire, le benjamin, l’ange-gardien de la voiture-balai et le cancre sans poursuivant !) dit tout cela :
« Le devoir du dernier
est bien plus large que les autres
il anticipe sur le moment où son pas paisible
risque de heurter.
Le devoir du dernier
est pavé de douceur et d’aménité
engrangée au cours de la marche.
Le dos qui le précède cache un homme ignorant,
que le suivant, derrière lui, sait.
Même si le premier déchaîné comme un enfant en fête,
saute par-dessus tout et clame haut et fort :
regardez, il n’y a rien ni devant, ni derrière moi,
le suivant peut éviter la collision et la chute » (p.46)
Mais c’est un poète d’abord, qui saisit les situations par images plus que par concepts et se sert des mots, non des choses, pour « ajourer » la vie, pour ouvrir des fenêtres de clarté dans la présence du monde, pour y produire des sortes de vides féconds, des trouées d’optimisation, des percées de formulation qui aèrent, allègent, raniment, aimantent autrement les pièces du donné.
Nettes et fortes images pour dire, par exemple, la fidélité :
« Seul un chien s’obstine encore
à regarder depuis la côte son maître flotter » (p.33)
la lucidité :
« … À qui parle l’homme
des choses qui ont été faites
et d’autres peut-être délaissées,
Il élargit sous ses pieds une flaque ou une mer
pour saisir le reflet du visage qui raconte » (p.44)
le don de soi :
« Les montagnes proposent à la lumière
une autre possibilité d’ouvrir le jour (…)
C’est la montagne qui propose la lumière de l’aube
par la force de son lien antique
avec le rayonnement du soleil,
comme une femme qui pour la première fois
achète à son amoureux du temps
dans les magasins ouverts même la nuit » (p.52)
Mais c’est toute la prise en compte (à nouveau le bergsonisme) de la réalité comme effort d’auto-production de son cours et réaménagement perpétuel de soi (on sent ici la matière même battre le rappel de ses ressources, et la vie transformer les organismes en leurs propres cabines d’essayage) qui est remarquable.
Et l’on n’y oublie pourtant jamais l’âpreté de l’expérience (toutes les sources sont naïves, sont balbutiantes ; tous les principes sont irresponsables comme des convictions pures, rétives à l’examen, douillettes à la rencontre) et la destructivité du devenir (être réel, c’est savoir se continuer… un certain temps !), comme on le voit dans cet extraordinaire passage d’une ville qui s’use (puisqu’on s’en sert), se « désagrège » et prépare sa sortie (puisque l’avenir n’aura pas usage de ce qu’il vient surprendre) dans une nostalgie sans illusions :
« Une ville en peine, épuisée comme une cachette
retourne à son enfance
au temps où elle courait le long d’une rivière
ou sur les épaules oscillantes de grues.
Elle parle encore une langue de petite ville
comme un vieil homme parle dans la bouche de ses pères,
elle regarde les photos de villages lointains
par crainte de les rejoindre bientôt.
Comme un corps avant la fin
la ville se rebelle contre ses fossoyeurs.
Elle cherche un lieu pour un logement neuf
dans le miroir où elle s’est mirée toute la vie.
Elle boîte comme un héritier chassé de sa maison
sur le sol le verre brisé reflète la lumière de ses mains » (p.29)
Malgré des aspects mystérieux, cette poésie exprime un constant combat à la loyale avec et dans le jeu des éléments, combat qui assume l’ambivalence des ouvertures, des « ajours » d’existence et de destin (on n’ouvre pas, dit la page 20, à mêmes peines et profits, un corps, une ville, un cœur ou une valise !), sans cacher ni le désarroi final, inévitable, qui s’empare des âmes de tous dès qu’il est clair qu’aucun sens ne suffira à la vérité, ni la primauté d’un esprit sachant souverainement jouer de sa propre impuissance :
« Seul l’œil qui voit
toute la matière est plus fort :
comme une boîte de jeu
il engloutit les rues de la ville » (p.20)
Marc Wetzel
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