Ainsi parlait Montaigne, Dits et maximes de vie, Gérard Pfister (par Charles Duttine)
Ainsi parlait Montaigne, Dits et maximes de vie, janvier 2022, 192 pages, 14 €
Ecrivain(s): Gérard Pfister Edition: Arfuyen
L’italianisme de Montaigne
Il est des collections que des éditeurs cultivent avec exigence et méthode qui méritent tout notre intérêt. Celle des « Ainsi parlait… » des Editions Arfuyen en fait partie, elle qui rassemble les « dits et maximes » des auteurs qui ont marqué de leurs empreintes la réflexion ou la richesse de sensibilité dont l’humanité est capable. Ces ouvrages ont valeur d’initiation mais aussi d’éclairage et de révélation sur un auteur qu’on pense parfois bien connaître. Ainsi de Montaigne, dont les maximes de vie ont été choisies et présentées par Gérard Pfister. Une des grandes originalités de ce petit ouvrage (par son format) est de montrer l’importance du voyage en Italie que fit Montaigne dans les années 1580-81. Outre la culture antique dont il est pétri, c’est de l’influence italienne dont il est question ici.
On pourrait s’attendre que Montaigne, en bon gascon qu’il fut, ait porté son regard vers l’Espagne voisine. Or, il n’en parlait pas la langue, les références à la culture ibérique dans Les Essais sont d’ailleurs rares et peu de livres de la littérature espagnole ont trouvé place dans sa « Librairie ». En revanche, son goût pour la civilisation italienne est nettement marqué. Il savait parler et écrire l’italien. Son journal de voyage comporte d’ailleurs des passages dans cette langue. Et dans son tour d’Europe, après la Suisse et l’Allemagne, il séjourne près d’un an en Italie. Venise, Florence, Rome, Lorette, Urbino, Lucques, furent ses principaux points de passage, de quoi nourrir sa réflexion.
On sait ce que représente le voyage chez Michel de Montaigne, une pratique et un art véritable ; autrement dit, un exercice « profitable » qui complète les livres, une façon d’être stimulante, en mettant en éveil « l’âme et le corps », exigeant souplesse physique et morale. Un savoir-vivre oblatif encore, où il est question de s’oublier et de s’ouvrir aux autres. Et il ressent de la honte devant les comportements égotistes des autres voyageurs. Bref, le voyage est une école de la vie, pour reprendre une formule conventionnelle, faite de distance avec ses propres habitudes et d’ouverture à l’autre dans sa singularité. « J’observe dans mes voyages, écrit-il, cette pratique, pour apprendre toujours quelque chose par la communication avec autrui (qui est une des plus belles écoles qui puisse être), de ramener toujours ceux avec qui je parle au sujet des choses qu’ils savent le mieux ».
Quant à l’Italie, Montaigne sera réceptif à ses écrivains. A Ferrare, il rendra visite au Tasse, alors malade, atteint de troubles psychiques, vivant reclus à l’hôpital Saint-Anne « en si piteux état » (écrit-il). Il est le poète italien vivant le plus cité dans Les Essais. Chez Le Tasse, il retient la leçon de la franchise, de la simplicité et du naturel. « Mépriser la subtilité, l’adresse, la feinte ; seule vaut la vérité et la naïveté », écrit à ce propos Gérard Pfister. Il rend également visite à la tombe de l’Arioste dont la lecture a fait les « délices de son jeune âge », l’Arioste dont il recommandera la lecture en matière d’éducation des enfants.
Et puis, il y a la fréquentation intellectuelle avec Baldassare Castiglione dont Le Livre du courtisan (Il libro del cortegiano), traduit en français en 1537, est devenu une référence absolue en matière d’attitude mondaine, mais aussi morale et intellectuelle. Dans Les Essais, notamment dans ses ajouts d’après 1581, Montaigne cite abondamment ce manuel de savoir-vivre qui l’encourage à adopter le naturel et l’aisance contre l’affectation et le pédantisme. « Castiglione, écrit Gérard Pfister, a un mot pour définir ce goût du naturel, de la légèreté, de la fluidité qui est comme sa marque propre : la sprezzatura, la nonchalance ». Contre la présomption, la prétention, la vanité, la nonchalance sera également pour Montaigne le vrai remède. Toutefois, si pour Castiglione le gentilhomme adopte la nonchalance pour paraître aux yeux d’autrui, pour Montaigne, ce sera une profonde manière d’être, loin du regard des autres, celle d’une authentique façon de vivre. Il aura donc appris de l’Italie, selon les mots de Gérard Pfister, la capacité de « rire de lui » ; elle « l’a guéri du sérieux » en lui faisant adopter « sa drôle de sagesse », celle de vivre dans toutes ses actions avec naturel, simplicité et droiture.
Ce livre est une belle invitation à nous replonger dans les mots de ce grand penseur. Il y a là de quoi multiplier notre envie et notre intérêt à le lire, d’y retrouver une forme de détachement, et pourquoi pas de s’efforcer à cette figure de la « nonchalance » dans notre époque marquée par l’excès, l’exubérance, la fébrilité et l’absence de pondération. Qu’il y ait un impératif à fréquenter Montaigne aujourd’hui, on n’en doute pas.
L’occasion aussi de découvrir que la pensée peut être une véritable « fête » comme le dit l’un des aphorismes choisis dans ce livre : « On a grand tort de peindre [la philosophie] comme inaccessible aux enfants, et d’un visage renfrogné, sourcilleux et terrible. Qui me l’a masquée de ce faux visage, pâle et hideux ? Il n’est rien de plus gai, plus gaillard, plus enjoué, et peu s’en faut que je ne dise folâtre. Elle ne prêche que la fête et le bon temps ».
Charles Duttine
Charles Duttine enseigne les lettres et la philosophie. Il a étudié à la Sorbonne où il fut notamment élève d’Emmanuel Levinas. Auteur de nombreux récits courts, dont Douze Cordes (Prix Jazz en Velay, 2015), il a publié 2 recueils de nouvelles, Folklore, et Au Regard des Bêtes, et un récit romanesque, Henri Beyle et son curieux tourment. Son dernier ouvrage, L’ivresse de l’eau, suivi par De l’art d’être un souillon (deux novellas) a paru aux Editions Douro.
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